Strasbourg (France) le 9 janvier 1982. |
Frère Adam Kehrle, O.S.B., Abbaye St. Mary, Buckfast, Sud Devon, Angleterre Adaptation française Raymond Zimmer Avec sa permission. |
Le Frère Adam aimait partager son expérience et ses abeilles avec les apiculteurs intéressés. Photo: Erik Osterlund. |
Conférence en allemand, traduite en français par Raymond Zimmer, ami de longue date du Frère Adam. Il faut remarquer que cette conférence fut donnée en un temps où le Varroa et l¹environnement n’avaient pas encore fait en Europe les ravages que nous connaissons maintenant. N’empêche qu’il me semble important de tenir compte de ces considérations dans notre lutte quotidienne contre ce parasite. L’élevage seul pourra nous faire obtenir des abeilles « résistantes » à ce parasite et aux dommages collatéraux qu’il occasionne. A nous de nous unir dans ce but qu’aucun de nous n’est capable d’atteindre en travaillant seul dans son coin.
Jean-Marie Van Dyck,
propriétaire de ce site,
qui a re-découvert cette archive.
Lors de la conférence que j’ai tenue à Paris, voici un an, j’ai parlé en détail des différentes méthodes d’élevage de l’abeille, de leurs avantages et de leurs inconvénients. Cette conférence sur l’élevage, faite à Paris, représente la base de mon exposé d’aujourd’hui, qui traitera de la lutte contre les maladies de l’abeille au moyen de l’élevage. J’aborderai là un aspect de l’élevage auquel on n’a, jusqu’à ce jour, accordé que peu d’importance et dont les possibilités ont même été considérées, ici et là, comme utopiques. Il est hors de doute que l’abeille occupe à maints égards une place à part dans l’élevage, mais non point en ce qui concerne la lutte contre les maladies ; les possibilités qui existent pour l’élevage d’animaux et de plantes ayant une grande valeur économique s’adressent, en ce domaine également à l’abeille.
Si j’ai choisi ce thème, c’est parce que la lutte contre les maladies au moyen de l’élevage est appelée à jouer un rôle extrêmement important en apiculture, dans la mesure où les maladies représentent manifestement un danger croissant partout dans le monde. Il est vrai que par l’élevage, nous recherchons principalement une augmentation des capacités et du rendement. Mais les rendements, les meilleurs, ne peuvent être obtenus, s’agissant d’élevage d’animaux ou de plantes que si le succès ne risque pas d’être compromis par des maladies et les dommages qu’elles causent. Nous disposons bien, de nos jours, d’une étourdissante quantité de moyens de défense chimiques et de médicaments, qui, dans les conditions de production à venir, s’avéreront tout à fait indispensables, mais il faut considérer ces produits comme des pis-aller, car ils présentent trop souvent de graves inconvénients.
L’obtention par la sélection, d’une immunité et/ou d’une résistance héréditaires devrait demeurer par conséquent le but principal de tout élevage ayant une visée économique. Il existe une foule d’exemples de réussites de ce genre en élevage, surtout en ce qui concerne la lutte contre les maladies chez les plantes. En voici un exemple : en Grande-Bretagne, à l’institut arboricole « John Innes », a été créée une nouvelle variété de pomme qui s’avère hautement résistante à la tavelure. Cette nouvelle sélection est le résultat d’un croisement entre une pomme sauvage et la « Vorcester Pearman » qui est bien connue. Les avantages économiques d’une telle nouveauté sont évidents, si l’on sait que la tavelure provoque non seulement une baisse de rendement pouvant aller jusqu’à la perte totale de la récolte, mais également une forte diminution de la qualité. En fait, la tavelure rend toute réelle réussite impossible en arboriculture fruitière, de sorte qu’une exploitation moderne ne pourrait être rentable sans l’utilisation de moyens de défense chimiques.
Posons maintenant la question de savoir s’il existe réellement une possibilité de lutter avec succès contre les maladies de l’abeille au moyen de l’élevage. Beaucoup ont sérieusement douté de cette possibilité, les sceptiques étant cependant moins nombreux, de nos jours, qu’il y a quelques années. Tous les êtres vivants disposent de moyens de défense contre la maladie, et l’expérience pratique a montré qu’il était possible d’influencer ces capacités au moyen de l’élevage. L’abeille ne fait pas exception à ce sujet. Il est certain que chez elle, entrent en ligne de compte non pas des individus isolés, mais une communauté de grandeur très variable. Par ailleurs, la force de cette population est soumise à des variations saisonnières importantes. Mais si tous les êtres vivants ont la possibilité de se défendre contre la maladie, dans une mesure certes variable, pourquoi l’abeille ferait-elle exception ? L’expérience pratique donne la réponse.
L’apiculteur dispose d’une masse infinie de mémoires et de traités, tant scientifiques que pratiques, sur telle ou telle maladie, sa cause, les moyens de lutte et la manière de se prémunir. Il n’existe par contre que très peu d’écrits sur la lutte contre les maladies au moyen de l’élevage et sur les possibilités ainsi offertes. Le manque de telles indications est facile à expliquer. En effet, seul un petit nombre d’instituts scientifiques et d’exploitations apicoles disposent des conditions préliminaires indispensables à une entreprise de ce genre. L’établissement de comparaisons positives nécessite un grand nombre de ruches et de plus, il faut étendre ces comparaisons à des races et des croisements divers. Il existe, en effet, des différences très importantes quant à leur comportement face à telles maladies auxquelles peuvent être exposées les abeilles adultes ou leur couvain. Si l’on ne considérait qu’une seule race, on ne saurait rien des réactions très différentes que peuvent avoir d’autres races ou croisements, en face d’une maladie déterminée par exemple. On connaît le rôle indispensable joué par l’élevage de croisement quand il s’agit de lutter efficacement contre les maladies, s’agissant de plantes ou d’animaux. Je répète que l’abeille ne fait pas exception à ce sujet et j’ajouterai : bien au contraire !
Les éleveurs de plantes disposent d’avantages importants pour l’élevage en général, et en particulier pour la lutte contre les maladies. Je pense en premier lieu au choix presque illimité d’individus dont ils peuvent se servir. Par rapport à d’autres éleveurs d’animaux, l’apiculteur se trouve avantagé d’un certain point de vue, mais d’un autre point de vue, il est désavantagé, surtout en ce qui concerne le contrôle de la fécondation. Les faits constatés dans l’élevage d’animaux ou de plantes ne peuvent être rapportés à l’abeille que sous réserve, et avec certaines limites. L’abeille occupe une position très particulière, notamment dans le domaine du contrôle des accouplements. Une méthode de rechange efficace nous est cependant fournie par 1’insémination artificielle.
Dans l’élevage de l’abeille, il ne s’agit jamais d’individus isolés, mais toujours d’une communauté, comme je l’ai dit. Pourtant, une population apicole n’est pas une communauté au sens habituel du terme. C’est une famille avec une mère et un certain nombre de pères, décédés de longue date, un grand nombre de sœurs et un nombre toujours limité de mâles ayant de plus été conçus sans père. Par le fait que la mère a été fécondée par un nombre indéterminé de mâles, chaque ruche se trouve constituée d’une quantité indéfinie de groupes de demi-sœurs. Chaque groupe a une mère commune et des pères ayant des dispositions héréditaires diverses. Le nombre d’individus de chaque groupe de sœurs et son influence sur l’ensemble de la population peuvent être très différents. Par conséquent, chaque ruche est un conglomérat de dispositions héréditairement acquises, qui se manifestent dans certaines limites et dont il faut tenir compte, principalement quant au comportement face à la maladie. Conformément à cet état de fait, nous devons admettre que les différents groupes de sœurs ne sont pas également sensibles ou résistants à une maladie déterminée. Cela apparaît nettement, surtout lors de la fécondation au rucher. Mais, d’autres facteurs entrent encore en ligne de compte, comme nous le verrons, notamment la dominance maternelle (empreinte génétique NdTr). Elle exerce souvent une influence déterminante.
Tous ces détails nous montrent que la lutte contre les maladies de l’abeille au moyen de l’élevage représente un problème complexe à maints égards. Par ailleurs, heureusement, l’abeille n’est menacée que par un nombre relativement réduit de maladies. Comme je l’ai dit, nous disposons avec la dominance maternelle d’un avantage très important, surtout quant à la lutte contre certaines maladies. L’expérience nous apprend que les apiculteurs mettent toujours plus d’attention au choix de la mère d’élevage, par intuition ou conviction, qu’au choix des mâles ; cette prédilection correspond à la valeur effective des reines et des mâles par rapport à l’élevage. Le contraire est vrai dans l’élevage des animaux domestiques en général.
Avant d’aborder les différentes maladies de l’abeille et leurs remèdes, je tiens pour indispensable de définir exactement les notions de « résistance » et d’« immunité ». Souvent ces deux notions sont employées indifféremment, ce qui peut conduire à de graves malentendus. J’estime qu’il est nécessaire de faire une nette différence entre ces deux désignations, d’établir une distinction qui corresponde à l’état réel des faits, si l’on veut éviter des confusions sans fin et de fausses représentations.
Dans la langue anglaise, ces deux expressions ne sont guère interchangeables, car résistance — to resist — implique une épreuve de force entre deux adversaires et la soumission du plus faible ; donc une lutte où le plus fort s’impose. Le terme « immunité » implique une totale insensibilité envers certains agents pathogènes, cela sans restriction aucune. La résistance se caractérise en outre par un passage graduel, entre une extrême sensibilité et l’immunité par exemple. En d’autres mots : la résistance peut se manifester à des degrés divers d’intensité entre ces deux extrêmes ; elle peut aussi, si les conditions du milieu sont défavorables, diminuer et s’effondrer complètement. Cette possibilité concerne tous les êtres vivants, s’il s’agit seulement de résistance.
Voici un exemple qui montrera clairement la différence entre « immunité » et « résistance » : le lièvre est immunisé contre la myxomatose, une maladie dévastatrice qui, après son apparition en Angleterre en 1955, a fait périr en peu de temps presque tous les lapins. Ce fut là, cependant, un avantage déterminant sur le plan économique, car les lapins étaient à l’époque une véritable plaie. Le lièvre est donc immunisé contre la myxomatose. Il s’agit là d’une immunité de naissance, et non pas d’une résistance avec des degrés d’intensité variables. Les lapins, par contre, se montrèrent généralement très sensibles, en même temps qu’un petit nombre s’avérait partiellement résistant. Disons aussi que l’immunité peut être obtenue aussi bien héréditairement qu’à l’aide de vaccins, donc artificiellement. L’immunisation artificielle n’entre évidemment pas en ligne de compte pour l’abeille, qui s’accommode par contre de l’immunité innée, et cela en premier lieu dans le cas de deux maladies : le mal noir — « paralysie » — et le couvain sacciforme.
L’apiculteur « pratique » doit se contenter pour l’essentiel d’une résistance fortement développée. Une totale insensibilité — immunité — est un but tout à fait inaccessible dans notre cas. Toutefois, une résistance hautement développée répond amplement aux exigences pratiques de l’apiculteur, comme l’expérience l’a montré sans équivoque.
J’ai déjà fait remarquer que mes développements avaient pour objet des possibilités qui ont été globalement mises en doute ; par ailleurs, nous ne disposons que d’un petit nombre de travaux dont l’apport soit positif. La littérature ne nous offre que peu de choses. Dans ce domaine spécialisé, existent plus de contradictions entre les résultats obtenus en laboratoires et ceux des praticiens. Lorsque des résultats de laboratoires ou bien d’hypothétiques suppositions provenant du monde scientifique sont en contradiction avec les expériences pratiques, ce sont toujours les résultats pratiques, obtenus auprès de la ruche en pleine nature, qui sont finalement déterminants, à mon avis. Les résultats obtenus en laboratoire ne se vérifient pas toujours dans la vie et dans les réactions à l’état naturel. C’est là un fait qui, souvent n’est pas volontiers admis ni suffisamment reconnu. De même les petites expériences, celles qui ne correspondent jamais aux conditions normales de la colonie peuvent mener à des résultats et/ou des points de vue erronés.
Le praticien et avant tout l’apiculteur professionnel qui met en jeu ses moyens d’existence doivent impérativement s’en tenir à des résultats concrets, ils ne peuvent se permettre d’aller au-devant d’un échec.
Malgré l’ampleur de la méfiance et des conflits existant entre les tenants de la science et ceux de la pratique, j’essaierai de poursuivre mon chemin sans m’égarer, dans le domaine des possibilités offertes par l’élevage pour la lutte contre les maladies. J’ose entreprendre ce travail dans la mesure où il repose sur des résultats et des expériences obtenues à la suite d’une infinité d’essais, de comparaisons et de points de repère englobant presque toutes les races d’abeilles et une multitude de croisements issus d’elles. Tous ces travaux s’étendant sur plus d’un demi-siècle (plus de 60 ans à ce jour, en 1982).
Lorsque l’on lutte quotidiennement avec les dures réalités, on acquiert inévitablement, avec la proximité des abeilles, des points de vue et des connaissances qui ne sont guère à la portée de celui qui les étudie dans l’isolement de son bureau. Cependant, malgré la foule des expériences acquises, je suis pleinement conscient du caractère incomplet de mes explications. Il ne peut donc s’agir ici que d’un essai pour résumer l’état actuel de nos connaissances dans le domaine de la lutte contre les maladies au moyen de l’élevage, et d’un examen des possibilités qui sont à notre disposition. Chaque apiculteur se rendra compte qu’il s’agit là de problèmes terriblement complexes. Mon exposé ne pourra donc livrer que de brèves indications, un tel résumé étant néanmoins utile et, même d’une nécessité urgente.
Les pertes les plus terribles qu’une épidémie puisse causer à l’apiculture de n’importe quel pays sont provoquées, sans aucun doute, par l’acariose (Acarapis woodi). Les premiers signes de cette maladie se déclarèrent en 1904 sur l’île de Wight. Selon les chiffres « officiels », 95 % des ruches d’Angleterre furent décimées en quelques années. L’acariose atteignit son point culminant entre 1914 et 1916. Et le destin voulut que, dès mon premier jour d’apiculteur, j’eusse à me débattre avec cette maladie ; j’étais encore, jusqu’il y a quinze ans, en rapport épistolaire avec l’apiculteur de l’île de Wight, sur les ruchers duquel l’acariose avait fait ses premières victimes.
Dans « Bee World, 1968 » avait paru un exposé complet intitulé : « l’Ile de Wight ou la maladie de l’acariose. Ses aspects historiques et pratiques ». J’y faisais remarquer que les efforts accomplis en 1918 par le ministère anglais de l’agriculture, afin de réparer les pertes subies, se basaient sur la constatation que l’abeille italienne — l’Apis ligustica de l’époque — se révélait partiellement résistante. Cette constatation des instances officielles survenait donc à un moment où la cause réelle de cette épidémie n’était pas encore connue.
Mais, à l’époque déjà, les résultats pratiques apportaient la preuve que des différences importantes de sensibilité se manifestaient d’une race à l’autre. C’est grâce à ce fait que nous avons pu maintenir notre rucher sans discontinuer, durant la période critique où l’acariose faisait partout ses ravages. Mais ce fut un pur hasard qui nous permit, quelques années plus tard, de découvrir qu’il s’agissait, dans le cas de cette maladie, d’une sensibilité héréditaire ainsi que d’une résistance, elle aussi, héréditairement ancrée.
L’été 1921 avait été, en Angleterre du Sud-ouest, l’un des plus favorables de ce siècle. Durant cette saison, deux reines sœurs, faisant partie d’une assez grande série d’élevages, s’avérèrent comme absolument exceptionnelles dans leur rendement. Nous les utilisâmes donc, l’année suivante, toutes deux comme mères d’élevage. La moitié des descendantes de chaque reine fut mise en présence de mâles de race italienne pure, l’autre moitié en présence des mâles issus de notre propre élevage. Le but de l’expérience était seulement de pouvoir constater l’influence des mâles sur le rendement, car nous ne possédions pas encore, à l’époque, de points de repère solides à ce sujet : Nous avions alors à disposition trois ruchers extérieurs avec 40 ruches chacun. Tout à fait par hasard, un de ces ruchers fut pourvu de 36 reines sœurs provenant d’une des mères d’élevage et de quatre reines provenant de l’autre mère. Encore avant la fin de l’année, la majorité des 36 ruches avait péri et montrait tous les signes caractéristiques d’une acariose aiguë. Quant aux quatre ruches ayant eu des filles de l’autre mère d’élevage, elles se montrèrent, au milieu des 36 ruches mortes et infectées, hautement résistantes à l’acariose. Parmi les rescapées des 36 ruches, trois à peine paraissaient pouvoir survivre jusqu’au printemps, mais l’espoir qu’elles auraient pu se ressaisir sans une aide particulière fut déçu. Ces ruches furent également pourvues, bien que plus tard, de reines issues de la seconde mère d’élevage, comme la plupart des autres survivantes qui avaient été remérées déjà fin mars.
Un exemple unique jusque-là s’était donc présenté, de deux reines sœurs dont la descendance s’était montrée en un cas extrêmement sensible à l’acariose, et dans l’autre cas hautement résistante. En même temps se révéla à cette occasion un phénomène que nous avons pu constater presque toujours par la suite, à savoir que les mâles n’exercent aucune influence, sur la première génération, au niveau de la sensibilité ou de la résistance à l’acariose (phénomène de ³genetic imprinting³, NdTr). Mais cette influence, masquée en première génération, se manifeste dans les générations suivantes, comme l’ont souvent confirmé des chercheurs d’horizons divers au cours des années.
Un cas unique de ce genre, bien qu’il ait été clair et convaincant, ne suffisait évidemment pas pour établir, sans plus, une preuve d’une sensibilité ou d’une résistance héréditaires à l’acariose. Pour arriver à des conclusions définitives, il faut un plus grand nombre de situations analogues, des essais et des possibilités de comparaison, afin d’éviter les doutes et les incertitudes. Mais il se trouva que je n’eus pas à attendre longtemps qu’un tel incident se reproduise — tout en sachant que ce dernier avait été d’une importance décisive. Au cours de l’année 1924, je reçus pour les essayer, de la part du conseiller apicole du ministère de l’agriculture d’alors, M. W. Herrod Hempsall, deux reines d’élevage qu’il avait ramenées l’été précédent des U.S.A. Il s’agissait d’une haute sélection d’une souche italienne, développée par une maison bien connue et appréciée comme l’une des souches faisant les meilleurs rendements. Je pus aussitôt constater que cet élevage était remarquable également dans nos conditions d’environnement. Mais après deux années de mise à l’épreuve intensive, il me fallut reconnaître que cette abeille, malgré toutes ses bonnes qualités, ne pouvait se maintenir dans nos conditions climatiques, et cela à cause d’une très grande sensibilité à l’acariose. Elle se montra à ce point sensible que souvent, en plein été et même avec la meilleure miellée, les ruches s’effondraient subitement, les abeilles se traînaient comme je ne l’avais jamais vu auparavant — cet affaissement soudain s’avéra pourtant, par la suite, être le signe caractéristique d’une sensibilité extrême à l’acariose.
J’en arrive maintenant au point décisif, le plus intéressant de mon exposé. Trente-deux ans plus tard, nous décidâmes de faire une nouvelle importation de cette souche, afin de constater si, au bout de ce temps, elle présentait encore la même sensibilité intense a l’acariose.
Les deux reines nous parvinrent des U.S.A. à la mi-juillet 1958 et furent introduites dans le rucher de notre domicile, afin de rester constamment sous surveillance. Le développement au printemps suivant ne laissa rien à désirer, et bien que les deux ruches eussent hiverné sur quatre rayons Dadant chacune, elles occupèrent chacune neuf rayons de la même mesure encore avant la mi-juin 1959. J’avais bien l’intention d’utiliser, autant que possible, ces deux reines pour l’élevage, mais cela ne put se faire ...
Vers fin juillet se produisit soudain un « rampage de masse » devant l’une des deux ruches ayant des reines américaines. Pour éliminer tous les doutes, j’expédiai immédiatement à Rothamsted des échantillons à analyser. Les résultats officiels correspondaient à ce que nous pensions : toutes les abeilles expédiées étaient infectées par l’acariose, sans traces de nosémose, amibes ou autre agent de maladie. Le « rampage de masse » se prolongea quelques jours, puis, après que la majorité des abeilles eut péri, la ruche put dans une certaine mesure se ressaisir avant l’hiver. Mais comme on pouvait le prévoir, elle était condamnée à disparaître en peu de temps, ce qui fut le cas. Dans la deuxième ruche, l’épidémie ne se déclara que vers le printemps, mais tout de suite de la manière la plus intense.
Faits notables : au moment du premier rampage de masse, donc en juillet 1959, il y avait encore, au rucher de notre domicile, 48 ruches dont aucune ne présentait de signe d’acariose. De plus, cet été avait donné d’excellents résultats, avec une récolte moyenne de 86 kg par ruche. On peut donc constater que les conditions favorables de miellée n’ont exercé aucun effet freinant sur le développement de l’acariose. Cet effet peut être produit par des conditions climatiques favorables, dans la mesure où existe une résistance correspondante. Mais dans le cas d’une haute sensibilité, même des conditions climatiques favorables ne peuvent ralentir l’évolution de l’acariose. C’est sans doute sur ces faits déterminants, qui souvent ne sont pas reconnus ou suffisamment pris en considération, que reposent les nombreux avis et les expériences contradictoires concernant l’acariose.
Mon expérience me permettrait de citer encore de nombreux exemples de sensibilité ainsi que de résistance à l’acariose, mais j’estime que cela n’est pas utile : dans les exemples cités il est hors de doute qu’il s’agît, d’une part, d’une résistance hautement développée et héréditaire et, d’autre part, d’une sensibilité extrême. En tout cas, je ne connais aucune autre explication qui puisse correspondre à l’état des faits.
Jusqu’il y a environ dix ans, nous étions convaincus, comme je l’ai déjà fait remarquer, que dans le cas de la sensibilité ou de la résistance à l’acariose, les mâles n’exerçaient pas d’influence sur leur descendance directe, du moins pour ce qui est des cas de sensibilité héréditaire extrême. Il y a quelques années, le « Bee Stock Center » des U.S.A. m’a fait parvenir, en vue d’expériences n’ayant d’ailleurs rien à voir avec des maladies, des tubes capillaires contenant du sperme d’un élevage de Nouvelle-Zélande. La descendance des reines, provenant de notre race, fécondées avec ce sperme, avait le scutum de couleur claire, ce que j’interprétai comme signe de sensibilité à l’acariose. Je ne me trompais point : la sensibilité se déclara aussitôt, ce qui nous prouvait qu’une forte sensibilité héréditaire pouvait avoir le dessus par rapport à une importante résistance, comme dans le cas ci-dessus. C’est là une donnée fort intéressante, qui confirme une fois de plus qu’il n’existe pas de règle qui n’ait d’exception.
Nos essais montrent tous qu’en aucun cas, il ne s’agit d’immunité, mais toujours de résistance. Cependant, comme je l’ai dit, une résistance relative peut suffire à nos besoins économiques comme l’a nettement prouvé notre longue expérience dans une région à acariose. Durant les 33 années écoulées, nous n’avons pas observé un seul signe manifeste d’infection due à l’acariose, cela avec des conditions d’environnement dans lesquelles de nombreuses abeilles importées succombèrent rapidement à cette maladie, à vrai dire, une abeille sensible à l’acariose ne peut pas, à la longue, se maintenir dans nos conditions climatiques.
Chose bizarre, toutes les souches américaines — du moins celles que nous avons eu l’occasion d’essayer se sont révélées très sensibles à l’acariose. Nos constatations furent largement confirmées dans toutes les régions de Grande-Bretagne. Le pourquoi de cette extrême sensibilité à l’acariose, chez ces abeilles, reste pour l’heure un secret de la nature ...
Du point de vue de l’élevage ce serait évidemment un grand avantage de connaître l’origine de la résistance et de la sensibilité. Mais toutes les recherches scientifiques effectuées dans les instituts de France, d’Italie ou de Tchécoslovaquie, aboutirent au seul résultat : aucune donnée anatomique particulière n’était en cause.
Nous ne disposons donc, pour la sélection et l’élevage, d’aucun point de repère positif en-dehors de l’examen microscopique ou du constat direct de la maladie. Nous n’avons connaissance d’aucune caractéristique précise qui pourrait exercer une influence sur la sensibilité ou la résistance. Cependant, la couleur très claire du scutum, comme elle apparaît chez les souches d’Amérique du Nord et de Nouvelle-Zélande, est, d’après nos constatations, un signe de sensibilité à l’acariose. Mise à part cette caractéristique, l’éleveur est limité à devoir veiller à l’absence totale de tout signe d’infection, et cela avec toute l’endurance requise. Les progrès les plus rapides et les plus sûrs pourront être accomplis, manifestement, dans des conditions climatiques où la sensibilité se révèle aussitôt, comme, par exemple, dans le Devon du Sud-ouest.
L’origine de la résistance à l’acariose ne nous est donc pas connue. Mais je suppose qu’il s’agit là d’un phénomène similaire à celui qui provoque la résistance — à l’acariose — due à l’âge. La réalité de la résistance liée à l’âge, du fait que les acariens, normalement, ne peuvent plus pénétrer dans les trachées des abeilles ayant plus de neuf jours, est généralement reconnue depuis longtemps. La cause dont dépend cette résistance due à l’âge nous est tout autant inconnue que la précédente. Mais il ne me semble pas exclu qu’il s’agisse d’une seule et même origine. Cela signifie que la résistance due à l’âge s’installe plus tôt chez les souches très résistantes dont il a été question, ce qui exclut dans une large mesure l’éventualité d’une infection ou, du moins, l’empêche assez pour que la maladie n’ait pas d’incidence notable sur l’état de santé et la capacité de rendement d’une ruche. Cette hypothèse me paraît très plausible, et bien des aspects de la question s’en trouveraient éclairés.
Il y a lieu de faire remarquer que dans la pathologie et l’immunologie générales, on connaît souvent l’agent de la maladie, mais non la cause de l’immunité, de la résistance ou de la sensibilité. La résistance à l’acariose ne fait donc pas exception à ce sujet.
Si j’ai parlé assez longuement de l’acariose, c’est que cette maladie représente un exemple caractéristique et classique des nombreux et divers problèmes avec lesquels nous avons affaire dans la lutte contre les maladies des abeilles. Les constats mentionnés nous fournissent des indications utiles à l’exposé des autres maladies de l’abeille.
La nosémose est une autre maladie de l’abeille adulte avec laquelle, tôt ou tard, tout apiculteur aura affaire. Je dois reconnaître d’emblée qu’il n’existe pas de nette résistance contre cette maladie, pour autant que j’aie pu constater tout au plus — je dis bien tout au plus — dans le groupe de races orientale : la fasciata (Egypte) la syriaca (Syrie, Israël, etc) et plus spécialement la cypria (Chypre).
D’après mes estimations, c’est toujours le degré de vitalité existant qui détermine la capacité de défense contre une infection de nosémose. Un milieu défavorable, de mauvaises conditions de miellée, des conditions atmosphériques non favorables à l’abeille, des interventions irréfléchies de l’apiculteur ont sans doute une influence sur l’évolution de cette épidémie. Mais la vitalité existant dans chaque cas détermine aussi, en tout dernier, l’intensité de chaque irruption de nosémose et, par là, le cours de cette maladie.
Les pertes catastrophiques causées par cette maladie, régulièrement, sont manifestement une conséquence de l’apiculture moderne et de l’élevage unilatéral de races pures, surtout là où l’on ne tient pas assez compte de la consanguinité. Je ne peux guère partager l’opinion selon laquelle le manque de pollen serait la cause principale de la nosémose. Dans le Sud-ouest du Devon, les abeilles disposent toujours, en août, d’un surplus de pollen, ce qui n’empêche pas les signes de nosémose de se produire dans tous les cas oÙ manque la défense décisive, à savoir une vitalité suffisante.
Dans la lutte contre la nosémose au moyen de l’élevage, nous cherchons avant tout à éviter, autant que c’est pratiquement possible, tout ce qui pourrait entraîner une baisse de la vitalité. Je pense surtout ici à la consanguinité. La résistance à la nosémose ne repose pas — à mon avis — sur une qualité précise, mais sur l’association d’une série de dispositions. En plus de la vitalité, je considère comme important un sens de la propreté aussi développé que possible, la tendance à emmagasiner des réserves de pollen, un comportement généralement calme en hiver, au printemps et durant la transhumance, la réaction à toute espèce de dérangement — on pourrait dire, selon le mot à la mode : aux « comportements ».
À part la consanguinité — talon d’Achille de l’abeille -, la disposition à l’apparition trop précoce du couvain, au printemps, peut avoir l’influence la plus néfaste sur la vitalité. L’expérience a unanimement montré qu’en cas de retour du froid, la dépense excessive d’énergie déployée pour le maintien de ce couvain entraîne toujours les pires infections de nosémose, ainsi que des pertes catastrophiques au sein des ruches dont la ponte commence trop tôt. Dans notre lutte contre la nosémose au moyen de l’élevage, nous accordons la plus haute importance à un comportement extrêmement calme durant les mois d’hiver, suivi d’un développement explosif de la ruche sitôt passé le danger d’importants retours du froid. L’expérience a montré que les ruches ayant cette capacité sont à même de faire un rendement meilleur, lors des premières miellées, que les couvains plus précoces.
Chez aucune race, je n’ai constaté de résistance particulière à la nosémose ; il existe par contre une haute sensibilité, et des degrés divers de sensibilité liés en partie aux conditions d’environnement et en partie à des dispositions héréditaires.
Dans le cas de la résistance à l’acariose nous avons pu constater une résistance héréditaire positive quoique variable. La résistance à la nosémose est, par contre, le résultat de la rencontre d’une série de qualités et de dispositions dont l’intensité individuelle détermine le degré de résistance. La vitalité respective est sans aucun doute le facteur essentiel d’une résistance efficace à la nosémose. Mais il faut dire que la vitalité d’une ruche est exposée à toutes sortes d’aléas sournois ; c’est ainsi que les efforts pour l’élevage et les mesures de prévention les plus attentives ne peuvent totalement empêcher un cas de nosémose de se produire en cas de malchance due à d’imprévisibles intempéries.
Une constatation méritant notre attention a été faite par le Pr. Friedrich Ruttner, à savoir que l’Apis cerana semble être immunisée contre la nosémose. On ne peut malheureusement pas croiser cette abeille avec l¹Apis mellifera.
Le mal noir ou paralysie, est une affection de l’abeille adulte. D’après les recherches du Dr. Bailey, de Rothamsted, la Paralysie est en rapport avec une infection virale, mais celle-ci ne peut se développer que là où existe une sensibilité héréditaire. Ce virus se trouve vraisemblablement dans toutes les ruches, comme c’est le cas pour la bactérie responsable de la nosémose, mais sans exercer d’influence néfaste sur leur état de santé. Certaines ont également supposé qu’il s’agissait d’une série de virus, qui pourraient expliquer les différents symptômes par lesquels se révèlent la paralysie, ainsi que le mal noir et le mal des forêts.
C’est après une importation de reines d’Italie du Nord, en 1920, que j’eus la première fois affaire avec la paralysie, et peu après à nouveau, après une importation de la Carniole supérieure, donc du pays d’origine de l’abeille carniolienne. Dans le premier cas, la maladie se manifesta dans toutes les ruches ayant une reine italienne, d’une façon assez bénigne et au printemps seulement. Par contre, dans l’une des ruches carnioliennes, elle se manifesta avec virulence et durant tout l’été. Chez les descendants de la carniolienne, curieusement, la paralysie se déclencha avec une virulence extrême et de façon soudaine, lors de la miellée d’août dans la bruyère. Les abeilles mortes et moribondes s’entassaient sur les planches de fond et entre les rayons, avec tous les symptômes caractéristiques d’une paralysie aiguë. Il ne pouvait s’agir d’un empoisonnement, surtout pas dans la bruyère.
Durant ces trente dernières années, j’ai eu à subir des pertes analogues avec des importations du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, à cette différence près que la haute sensibilité n’apparaissait jamais qu’au printemps et que ces ruches se rétablissaient entièrement, devenant ensuite capables d’un haut rendement, après qu’on leur eut adjoint un renfort d’abeilles résistantes. Au courant de l’été, ces abeilles sensibles à la paralysie ne montrèrent pas le moindre signe de la maladie jusqu’au printemps suivant, puis le mal reprit avec la même intensité que douze mois auparavant. Ce processus se répéta chaque année, aussi longtemps que la même reine resta dans la ruche. Il s’agit là d’exemples extrêmes, à côté desquels se présentèrent un très grand nombre de cas diversement situés entre les deux extrêmes — résistance maximale et sensibilité -, avec cette seule différence que les ruches très résistantes se remettaient sans que l’on ait eu à prendre de disposition particulière, et que, de fin mai jusqu’au printemps suivant, aucun signe de paralysie n’apparaissait plus.
J’avais compris de longue date qu’il s’agissait, dans le cas de la paralysie, d’une sensibilité héréditaire (on pourrait dire aussi : d’une « résistance héréditaire négative »). Je savais également qu’une ruche ne pouvait être débarrassée de la maladie tant que la même reine demeurait dans la ruche atteinte, et qu’après remérage avec une reine hautement résistante, toute trace de paralysie disparaissait. Des ruches gravement touchées guérissaient aussitôt qu’on y plaçait une reine issue d’une souche très résistante et que sa descendance peuplait la ruche. Dans ces cas, il n’y avait jamais de rechute, et je pense même que l’on peut parler ici d’immunité au sens réel du terme.
Les constatations faites permettent d’entrevoir la possibilité de venir à bout de la paralysie au moyen d’élevage. Nous devons cependant toujours tenir compte des conséquences des accouplements multiples, surtout lorsqu’ils sont réalisés au rucher et non pas sur la station. Les descendantes d’une reine apparemment immunisée ne se montrent pas toujours immunisées à cent pour cent, comme on peut le prévoir. Il peut y avoir chez elles, à côté d’individus pleinement immunisés, tous les degrés intermédiaires de résistance.
Cette fois encore, à part des cas concrets de maladie, nous n’avons aucun point de repère qui permettrait d’avancer dans le domaine de l’élevage. De même qu’avec la nosémose, nous ne connaissons pas davantage de dispositions héréditaires qui pourraient avoir une influence sur la paralysie. Néanmoins, l’expérience pratique a prouvé que l’on pouvait obtenir, à partir de reines hautement sensibles, des individus très résistants ou même immunisés, en admettant que l’on dispose d’un grand choix. De telles expériences n’entrent évidemment en ligne de compte qu’avec une lignée ou un croisement particulièrement valable.
Je voudrais encore faire remarquer que je ne suis pas vraiment convaincu de la thèse du Dr. Bailey, à savoir que des virus ou un virus spécifiques sont pour l’essentiel à l’origine de la « paralysie ». Comme j’ai pu le constater à nouveau, le « Fumidil B » permet une guérison totale de la paralysie en peu de jours. Mais d’après mes renseignements, les antibiotiques n’ont pas d’effet sur les virus.
D’après les recherches du Dr. Willi du Liebefeld (Berne), les septicémies bactériennes forment un autre groupe de maladies de l’abeille adulte. Je ne parlerai de ces recherches que pour indiquer brièvement qu’elles peuvent apporter une réponse à de nombreux symptômes énigmatiques.
On sait partout que de nos jours, il n’existe pratiquement plus de ruche dans laquelle ne se trouve l’agent de la nosémose ou de la paralysie. Par ailleurs, les infections multiples sont la norme plutôt que l’exception, comme c’est le cas dans l’intestin des mammifères avec les colibacilles, qui ne sont pas, ou pas toujours, des germes pathogènes.
Le Dr. Willi considère que les possibilités de lutter efficacement contre les septicémies bactériennes résident pour l’essentiel en des soins adaptés à l’abeille et en un élevage approprié.
Mon exposé portait jusque-là sur les maladies de l’abeille adulte, et j’ai tenté de montrer, à la lumière de mes expériences, de quelles possibilités nous disposions pour les combattre au moyen de l’élevage. Dans la partie précédente traitant des septicémies bactériennes, mais qui s’étend aussi au couvain, nous avons anticipé sur la partie suivante concernant les maladies du couvain.
Mes expériences directes avec ces maladies sont essentiellement limitées à mes premières années d’apiculteur. Avant 1916, il y avait toutes sortes de maladies du couvain dans notre rucher, donc à l’époque où existait encore l’abeille indigène anglaise de couleur sombre. Après que l’acariose eut exterminé cette variété de la race d’Europe de l’Ouest et que son remplacement par des combinaisons avec la ligustica eut été opéré, les maladies du couvain disparurent comme par enchantement. Depuis, les maladies du couvain sont pratiquement inconnues dans le Devon du Sud-ouest, excepté là où des ruches sur cadre ont été importées d’autres régions. L’administration a décrété qu’en cas de telle maladie, la ruche entière soit aussitôt passée par le feu.
Le fait que la disparition de l’abeille indigène anglaise coïncide avec celle de toutes les maladies du couvain est assurément très remarquable. Il se produisit non seulement sur notre rucher, mais encore dans tout le Devon du Sud-ouest, où ces maladies avaient été endémiques auparavant. Des cas tels que ceux que nous connaissions ici se rencontrent aujourd’hui encore dans les régions où l’abeille de l’ouest de l’Europe est généralement répandue, ainsi que dans le pays d’origine — l’Afrique du Nord — de ce groupe de races. C’est une constatation que j’ai faite sans cesse lors de mes voyages de recherche. Je ne voudrais pas laisser croire, cependant, que les autres races sont toutes hautement résistantes ou même immunisées contre les maladies du couvain. Il existe, à n’en pas douter, des différences considérables, comme l’ont nettement montré nos expériences personnelles. Le fait que dans le pays d’origine de la carnica (ou abeille carniolienne) les maladies du couvain soient pratiquement inconnues n’est sûrement pas un hasard. On trouve là-bas toutes les maladies de l’abeille adulte, mais apparemment pas les maladies du couvain. Mais il ne s’agit d’immunité que dans un seul cas précis, et pour tous les autres d’une résistance partielle.
Comme il ressort des remarques précédentes, il existe dans les maladies du couvain d’aussi grandes différences entre la sensibilité et la résistance que dans les maladies de l’abeille adulte. Existent de même toutes les variations imaginables entre les différentes souches et races.
Du point de vue de l’élevage se pose la question : comment pouvons-nous, dans tel cas précis, aussi rapidement et sûrement que possible, intensifier une résistance héréditaire ou, dans la direction opposée, éliminer ou éviter les facteurs qui augmentent la sensibilité ?
Comme nous allons voir, une grande résistance envers une maladie peut signifier une grande sensibilité envers une autre, au moins dans les cas où la juste orientation de l’élevage n’a pas retenu l’attention qu’elle méritait.
Le terme « loque américaine » provient sans doute de ce qu’en Amérique du Nord prédomine cette forme de loque. Dans ce pays, la loque américaine représente sans doute l’inconvénient majeur par rapport à 1’apiculture telle qu’elle y est pratiquée, une stricte surveillance des ruches ainsi qu’un renouvellement régulier des cires étant inconnus là-bas.
Cependant, afin de maintenir cette maladie dans une certaine limite,, on avait commencé, il y a plus de quarante ans, des expériences à grande échelle en vue d’obtenir par l’élevage des souches d’abeilles ayant une haute résistance héréditaire à la loque américaine. Ces essais furent couronnés d’un certain succès, mais il s’avéra que ces souches résistantes étaient hautement sensibles à la loque européenne. Ces expériences échouèrent, vraisemblablement, parce que l’on n’avait pas prêté assez d’attention aux conséquences de la consanguinité.
Ces essais étaient basés sur la supposition que la résistance reposait sur un sens hautement développé de la propreté, ce qui est certainement très vrai et se trouve expérimentalement confirmé. Il est cependant plus que vraisemblable que ce n’est pas là le seul facteur qui entre en ligne de compte. Les recherches entreprises entretemps par le Dr. Walter C. Rothenbuhler, de l’université de Colombus (Ohio), donnent lieu de supposer que des abeilles de ruches résistantes peuvent soigner et guérir des larves atteintes, on ignore encore de quelle manière. Il est bien possible que des ruches résistantes produisent plus de matière active bactéricide que des ruches non résistantes. La possibilité existe, par ailleurs, qu’une résistance s’étende à des larves individuelles ; étant donné que la descendance d’une reine est constituée de groupes ayant des dispositions génétiques diverses, une telle possibilité doit être considérée comme plus que vraisemblable.
Les conclusions du Dr. Rothenbuhler laissent l’impression, comme on l’entend dire fréquemment, qu’un sens aigu de la propreté va toujours de pair avec l’agressivité. Une telle généralisation ne correspond cependant pas à la réalité, comme mes expériences l’ont nettement montré.
Un grand apiculteur professionnel du Vermont (U.S.A.), que je connais bien, s’en remet exclusivement, dans sa lutte contre les maladies du couvain, à une résistance hautement développée et héréditaire. Les résultats qu’il obtient semblent à peine croyables ; ils me furent pourtant confirmés par différentes personnes. Sous son contrôle sont effectuées également, au Mexique, des expériences à grande échelle pour éprouver la valeur de différentes races, lignées d’élevage et croisements, cela dans un pays où la loque américaine semble être endémique. Il n’est évidemment guère possible d’obtenir par l’élevage une abeille résistante si l’entreprise est menée dans une région où la maladie ne sévit pas — donc in absentia ou bien si l’on ne dispose pas de comparaisons concrètes, de points de repère positifs ; des essais à grande échelle, entrepris sur la base la plus large possible, sont également indispensables.
D’après ce que nous savons, le facteur déterminant de la lutte contre la loque européenne semble être une vitalité aussi forte que possible, comme l’indiquent les essais mentionnés plus haut, ainsi que les résultats d’essais spéciaux sur la consanguinité. Une telle hypothèse est de plus confirmée par les résultats de l’expérience générale ainsi que par les expériences faites en Suisse, où la loque européenne est très répandue, apparemment plus que dans tout autre pays.
Dans le cas de la Suisse il s’ajoute encore, à mon avis, une sensibilité due à la race. Comme notre expérience personnelle l’a montré, c’est l’abeille d’Europe de l’Ouest, l¹Apis mellifera qui est la plus sensible de toutes les races. Cette sensibilité s’étend de plus aux deux formes de loque (en fait à toutes les maladies du couvain). Je ne pris pleinement conscience de ce fait que lors de mes voyages de recherche,, où j’ai fait connaissance avec chaque race dans son pays d’origine, et obtenu des renseignements directs des apiculteurs respectifs.
Je viens de mentionner l’extrême sensibilité de l’abeille de l’Europe de l’Ouest quant aux maladies du couvain. Avec le couvain sacciforme, nous en venons une maladie limitée exclusivement — pour autant que j’aie pu le constater jusqu’à ce jour — à ce groupe de races. Cette maladie existait dans notre rucher avant 1916, mais uniquement dans les ruches comportant une reine indigène. J’ai pu observer depuis quelques autres cas isolés dans nos ruches, mais il s’agissait toujours d’abeilles importées appartenant à la race de couleur sombre d’Europe de l’Ouest. après remérage avec une reine d’une autre race, les signes d’infection disparaissaient toujours. Il existe donc là une sensibilité liée à la race et d’autre part, également, une immunité liée à la race, car il ne se produit jamais de contagion du couvain des autres races, pour autant que j’aie pu le constater, une fois la remérage opéré.
Le couvain calcifié présente un cas un peu analogue. Bien que cette maladie ne soit pas exclusivement limitée au groupe de races d’Europe de l’Ouest, c’est tout de même là qu’elle se trouve essentiellement, les expériences vécues en Norvège étant un exemple classique en ce sens. Jusqu’à récemment, on élevait dans ce pays l’abeille couleur sombre exclusivement, mais les cas de couvain calcifié avaient à ce point proliféré, au fil des ans, qu’il fallut inévitablement essayer d’autres races.
Comme je l’ai appris de source bien informée, les différentes importations ne se montrèrent souvent que partiellement résistantes. Le couvain calcifié se manifestait dans les ruches faibles, mais non point dans les unités de force normale. Par ailleurs, les souches italiennes de couleur très claire s’avéraient moins résistantes que les souches couleur brun cuir de ces variétés. Mais vraisemblablement, le mode d’élevage des reines est déterminant, lui aussi, quant à la sensibilité de leur descendance.
On ne peut douter qu’il existe une résistance héréditaire au couvain calcifié. Il semble qu’il s’agisse à nouveau, ici, d’une série de facteurs et de dispositions : consanguinité, manque de vitalité et sensibilité héréditaire d’une part ; d’autre part, les facteurs opposés, qu’il est possible d’intensifier par l’élevage. Personnellement, je n’ai du couvain calcifié qu’un lointain souvenir, datant de l’époque où l’ancienne abeille anglaise un rameau du groupe de races d’Europe de l’Ouest, existait encore.
Il faut encore mentionner ici certaines anomalies ne pouvant être décrites comme des maladies, leurs causes premières n’étant ni des bactéries, des virus ou des champignons, mais une défection héréditaire. Elles entrent néanmoins en ligne de compte dans l’élevage et la lutte contre les maladies. Comme leurs symptômes ressemblent à ceux de maladies, on peut facilement aboutir à des confusions avec une maladie spécifique. Il s’agit là de défauts ou de « facteurs létaux » dans la substance héréditaire, qui empêchent partiellement ou totalement le développement et entraînent un dépérissement prématuré des individus atteints. De tels défauts se présentent chez tous les êtres vivants et non seulement chez l’abeille.
Les œufs non viables en sont un exemple typique. Les reines affectées de ce défaut ont une ponte normale mais aucun œuf ne se développe. Cette anomalie est d’ailleurs liée à la race elle ne se présente que dans les groupes de race intermissa et leurs dérivés.
Le couvain disséminé — en mosaïque —, causé par la rencontre d’allèles sexuels identiques lors de l’accouplement, est un autre exemple. Il existe également des défauts héréditaires causant un développement partiel et le dépérissement du couvain dans des stades ultérieurs seulement. D’autres défauts ne se manifestent que sous des conditions particulières d’environnement, comme j’ai pu nettement, et par hasard, le constater. Lors d’une grave pénurie de pollen dans notre station de fécondation, une certaine lignée d’élevage présenta un couvain défectueux. Mais ce phénomène disparut dès qu’il y eut à nouveau du pollen. D’autres lignées de même provenance présentèrent le même défaut à des époques et sous des conditions différentes.
Il faut admettre que des défauts cachés de ce genre exercent en même temps une influence sur la sensibilité envers les maladies du couvain, et peut-être même, partiellement, sur la constitution finale de l’abeille adulte. Un affaiblissement et un raccourcissement de la durée de vie sont plus que probables. Quoi qu’il en soit, il faut prêter la plus grande attention, dans l’élevage et spécialement dans le domaine de la lutte contre les maladies, au moindre signe d’anomalie. D’un autre côté, on peut être amené, selon le but que l’élevage veut atteindre, à s’accommoder provisoirement de tels défauts, conformément à la parabole du « bon grain et de l’ivraie ».
M’appuyant sur les résultats de recherches qui s’étendent sur plus d’un demi-siècle, je suis largement en mesure de répondre par l’affirmative à la question de savoir si la lutte contre les maladies de l’abeille est possible par l’intermédiaire de l’élevage. Au fait, on pouvait supposer dès le départ que l’abeille, comme tous les êtres vivants, a été dotée par la nature de la capacité de se défendre contre les agents de maladie. À vrai dire, elle se défend mieux à l’état sauvage que dans les « logements » modernes et les conditions de soin dont elle doit souvent se contenter. Dans la nature a lieu une sélection rigoureuse des individus sensibles en vue de l’élimination des foyers d’infection. Or les efforts des apiculteurs modernes mènent souvent dans la direction opposée ...
Pour saisir correctement les possibilités offertes par l’élevage dans la lutte contre les maladies, il me paraît indispensable de faire une claire distinction entre immunité et résistance. Immunité signifie insensibilité totale, résistance veut dire capacité partielle de s’opposer. Selon toute vraisemblance, l’immunité n’existe qu’envers la paralysie et le couvain sacciforme. Mais une forte résistance suffit amplement, là où elle existe, aux exigences économiques de l’apiculteur. Bien que les conditions de climat et de miellée aient une influence sur l’état de santé et la sensibilité aux maladies, leur effet n’est pas décisif là où existent une sensibilité ou une résistance extrêmes.
Le développement d’individus ou de souches immunisés ou hautement résistants est l’un des buts essentiels de tout élevage de plantes ou d’animaux domestiques. Dans le cas de l’abeille, il est nécessaire et urgent de se donner des buts analogues, car de grandes possibilités nous sont manifestement offertes dans ce domaine. Si l’on considère les possibilités de sélections appropriées, il me semble que la lutte contre les maladies de l’abeille au moyen de l’élevage représente vraiment la solution la plus convenable et la plus prometteuse. Il est vrai que nous disposons à l’heure actuelle d’innombrables moyens de lutte et de prévention ; mais le travail et les dépenses qu’ils nécessitent, le plus souvent, pourraient être épargnés grâce à une immunité ou à une résistance hautement développée.
Il faudrait encore souligner que, dans l’élevage de plantes et d’animaux domestiques, l’élevage de croisements joue un rôle central dans la lutte contre les maladies. Cette méthode nous livre la clé donnant accès aux possibilités les plus importantes en ce domaine. Dans la lutte contre les maladies de l’abeille, il est clair que nous avons à nous frayer la même voie.
Strasbourg (France) le 9 janvier 1982. |
Frère Adam Kehrle, O.S.B., Abbaye St. Mary, Buckfast, Sud Devon, Angleterre Adaptation française Raymond Zimmer Avec sa permission. |