France Inter, émission   « Sur les épaules de Darwin »

Les battements du temps (30)
À la découverte du monde des abeilles

(2)   La démocratie des abeilles

Émission qui fut diffusée
sur France Inter
à Paris
le 28 Avril 2012
de 11:00 à 12:00 heures
 
 
Prise de son: Serge Rudiezt
Programmation musicale: Thierry Dupin
par le professeur
Jean-Claude Ameisen,
Photo du professeur Jean-Claude Ameisen
médecin et chercheur,
France Inter, Paris
France

 
Réalisation
Christophe Humbert

Sur les épaules de Darwin — Sur les épaules des géants

Se tenir sur les épaules des géants et voir plus loin, voir dans l’invisible, à travers l’espace et à travers le temps.

Tenter de percevoir, de ressentir cette splendeur qui palpite au cœur du vivant, au plus près de l’émotion, de la perception, au plus près des battements du monde.  Une splendeur d’avant les mots, dont le langage nous aurait éloigné et à laquelle nous ne cessons de tenter de revenir.

Un univers de formes, de mouvements et de lumières, de couleurs, de sons, de chants, de parfums, de sensations.  Un univers dans lequel nous découvrons des dialogues et des langages d’une autre nature que nos langages humains, mais tout aussi merveilleux, et tout aussi bouleversants.  Le langage des abeilles.

Photo de l’écrivain Maurice Maeterlinck

« L’essaim reste suspendu à la branche » écrit Maurice Maeterlinck dans son merveilleux livre La vie des abeilles.  « L’essaim reste suspendu à la branche jusqu’au retour des ouvrières qui font office d’éclaireuses et qui, dès les premières minutes de l’essaimage se sont dispersées dans toutes les directions pour aller à la recherche d’un logis.  Une à une les éclaireuses reviennent et rendent compte de leur mission.  Et puisqu’il nous est impossible de pénétrer la pensée des abeilles, il faut bien que nous interprétions humainement le spectacle auquel nous assistons.  Il est donc probable que l’essaim écoute attentivement les rapports des éclaireuses.  L’une préconise apparemment un arbre creux, une autre vante les avantages d’une fente dans un vieux mur, d’une cavité dans une grotte, ou d’un terrier abandonné.  Il arrive souvent que l’assemblée hésite et délibère jusqu’au lendemain matin.  Enfin le choix se fait et l’accord s’établit.  A un moment donné, toute la grappe s’agite, fourmille, se désagrège, s’éparpille, et d’un vol impétueux et soutenu qui cette fois ne connaît plus d’obstacle, par-dessus les haies, les champs de blés, les champs de lin, les meules, les étangs, les villages et les fleuves, le nuage vibrant se dirige en droite ligne vers un but déterminé et toujours très lointain.  Il est rare que l’homme puisse le suivre dans cette seconde étape.  L’essaim retourne à la Nature, et nous perdons la trace de sa destinée. »   Le langage des abeilles que Karl von Frisch déchiffrera près d’un demi-siècle plus tard, „Die Tanzsprache der Bienen“ dira Von Frisch, « le langage de la danse », « le langage par la danse ».

La danse frétillante des abeilles à miel Apis mellifera .  La danse des éclaireuses, la danse des butineuses, leurs danses frétillantes dans l’obscurité de la ruche, qui indique la direction, la distance et la qualité d’un lieu de récolte, de nectar ou de pollen.  Et la danse de la grande migration, celle qu’évoque Maeterlinck et dont Martin Lindauer, l’élève de Von Frisch, découvrira la signification.

La danse frétillante des éclaireuses à la recherche d’un nouveau domicile, une fois par an, à la fin du printemps, alors que l’essaim composé d’une dizaine de milliers d’abeilles avec la reine mère, vient de quitter le nid ou la ruche, laissant l’ancien domicile avec ses réserves de miel, récolté durant le printemps au tiers restant de la colonie.  Celles qui restent dans l’ancien nid sont en train d’élever la nouvelle reine, qui, une fois qu’elle aura effectué son vol nuptial, et se sera unie haut dans le ciel à des drones venant d’autres colonies, commencera à pondre plus de mille cinq cents œufs par jour jusqu’à la fin de l’été.  La danse frétillante des éclaireuses qui chante les louanges d’un futur domicile possible.

Je vous ai parlé la semaine dernière de cet exercice complexe de démocratie représentative, qui implique dans le choix du site, à la fois un phénomène d’amplification, de recrutement d’autres éclaireuses vers un site jugé excellent, et un phénomène d’inhibition dirigé contre les éclaireuses qui dansent pour un autre site.  Le signal « stop », le signal « n’y allez pas » qui est proportionnel à l’enthousiasme de l’éclaireuse pour le site qu’elle a elle-même découvert.  La danse sur le dos de l’essaim, qui s’est posé en grappe sur une branche à quelques dizaines de mètres de l’ancien domicile et qui attend que les éclaireuses aient fini leur débat entre tous les sites.  Et qu’une majorité se dégage pour un site, celui vers lequel l’essaim tout entier va s’envoler et dans lequel il va construire les rayons de cire et accumuler les réserves de miel qui lui permettront de survivre à l’hiver.

Les abeilles ne sont pas des animaux à sang chaud.  Elles n’ont pas de mécanisme qui leur permet, comme nous, de maintenir la température de leur corps constante.  Mais elles ont acquis la capacité de réguler collectivement la température du nid ou de la ruche.  Lorsqu’il fait chaud, elles ventilent la ruche et vont chercher de l’eau qu’elles déposent, et dont l’évaporation a un effet refroidissant.  Lorsqu’il fait froid, elles se mettent à frissonner, produisant de la chaleur qui réchauffe la colonie.  Ce phénomène est le plus spectaculaire durant l’hiver.  Imaginons l’intérieur d’un nid d’abeilles.  C’est le début du mois de décembre, le sol est recouvert de neige, la température extérieure est de moins dix degrés.  C’est alors que se révèle l’importance de la qualité de l’isolement thermique du nid, qui a été choisi par les éclaireuses à la fin du printemps précédent.  Mais, même si l’isolement thermique est optimal, l’intérieur du nid est froid, trop froid pour une abeille.

La colonie s’est resserrée, elle s’est contractée formant une sphère de la taille approximative d’un ballon de football, chaque abeille étant tout près des autres.  La température au centre est de plus de trente degrés Celsius, mais elle diminue progressivement à mesure que les abeilles sont éloignées du noyau central et elle est minimale à la périphérie : à peine supérieure à dix degrés.  Une température au-dessous de laquelle les abeilles sombrent dans le coma.  La température globale est maintenue par les abeilles du centre qui, à intervalle régulier, contractent les muscles de leurs ailes, sans battre des ailes, et dégagent ainsi de la chaleur.  Et les abeilles alternent, réchauffant ainsi en permanence la colonie.  Et pendant les longs mois d’hiver, les abeilles puisent dans leur vingtaine de kilos de réserve de miel, l’énergie qui leur permet de survivre et de réchauffer la collectivité.  Elles sont à la fois le feu qui produit la chaleur, et celles qui s’y réchauffent.  Et c’est leur miel, le nectar qu’elles ont puisé dans les fleurs et transformé en miel, qui leur permet de survivre au froid, à la neige et au gel.

Après le solstice d’hiver, malgré le froid, quand les jours commencent à s’allonger, un phénomène encore plus étrange va se produire.

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Après le solstice d’hiver, il fait toujours froid, mais les jours commencent à rallonger.  Et les abeilles se mettent alors à frissonner encore plus, faisant encore monter la température globale qui atteint au centre de la colonie trente-cinq degrés.  C’est la température idéale pour la croissance des petits.  La reine recommence alors à pondre, les ouvrières nourrissent les petits, et au début du printemps, quand apparaîtront les premières fleurs, la colonie, dont les réserves de miel se seront épuisées, sera en pleine expansion, et se déploiera sur la campagne partant à la recherche de nectar et de pollen.  Et ainsi, préparant les réserves et le domicile de l’hiver en plein été, chauffant le nid et préparant les activités du printemps en plein hiver les colonies d’abeilles sont en permanence projetées au-delà du présent, projetées dans l’avenir.

Du début du printemps à la fin de l’automne, quand l’ensemble de la colonie déborde d’activité, la durée de vie de chacune des abeilles ouvrières ne dépasse en général pas deux mois.  Mais pendant ces deux mois, chacune d’elles vit l’équivalent de plusieurs vies.  Après sa métamorphose, elle sort de sa cellule hexagonale, et commence par s’occuper de la ruche, la nettoyant.  Puis elle recueille la récolte des butineuses et stocke les réserves de miel et de pollen dans les alvéoles en hexagone.  Puis elle devient nourrice.  Puis elle devient architecte, bâtissant les nouveaux rayons de cire et construisant elle-même les alvéoles aux parois régulières.  Puis, au bout d’environ deux à trois semaines, elle va pour la première fois, voler dans la lumière du jour, sortir de la ruche et faire ses premiers vols de reconnaissance dans les proches environs.  Puis, une fois qu’elle aura appris à s’orienter, à retrouver le chemin de la ruche, à lire la direction du soleil, et à mémoriser les lieus alentour, à se souvenir des repères, un arbre, le sommet d’une colline, un toit, un fourré, elle devient butineuse.  Elle suit les indications de la danse de ses sœurs éclaireuses ou butineuses et part récolter, avertissant ses sœurs des dangers qu’elle a rencontrés en donnant de petits coups de tête le signal « stop », le signal « n’y allez pas » aux danseuses qui tentent de recruter d’autres butineuses sur les lieux où elle a détecté le danger.

Devenue butineuse elle passe par des périodes de spécialisation : une fois qu’elle a été recrutée vers un lieu particulier, elle se spécialise pendant un temps sur une fleur précise, et sur un type précis de récolte — nectar ou pollen — mémorisant un parfum et une couleur particulière et y revenant sans cesse.

Le nectar, elle l’avale et le stocke dans son jabot.  Le pollen, elle l’agglomère en l’humectant d’une goutte de miel qu’elle a emporté du nid ou de la ruche, elle l’agglomère sur ses cuisses en petits ballons.  À son retour au nid ou à la ruche, ses sœurs transformeront le nectar en miel, en le faisant évaporer, augmentant sa concentration en sucres, puis elles répartiront le miel dans les alvéoles des pains de cire qui serviront de réserves pour la colonie.  Le pollen, lui, servira à nourrir tous les nouveaux-nés autres que les futures reines.  Il sera stocké dans les alvéoles qui sont à la périphérie des alvéoles où la reine dépose les œufs des futures ouvrières et des futurs drones.  La spécialisation de la butineuse la rend de plus en plus habile dans sa récolte de nectar ou de pollen, favorisant l’accumulation rapide des réserves de la colonie durant les périodes fastes mais éphémères de récolte.  Et cette spécialisation joue aussi un rôle essentiel dans la propagation des plantes à fleurs.  En effet, une abeille qui passerait d’un trèfle à une églantine, puis à de la sauge aurait une activité pollinisatrice très aléatoire.  Le pollen de trèfle ne fertilise pas la sauge et ainsi, cette fidélité temporaire de la butineuse que les jardiniers ont appelé la constance des abeilles, cette fidélité joue un rôle majeur dans l’ancienne symbiose entre les abeilles et les plantes à fleurs, favorisant la pollinisation, la fécondation et la propagation des plantes à fleurs.

Parmi les abeilles qui ont entamé une carrière de butineuse, seule une minorité parmi les plus âgées et les plus expérimentées se transformera en éclaireuses.

Elle devient alors à la fin de sa vie, une exploratrice parcourant en permanence les environs sur de grandes distances, à la recherche de nouveaux lieux de récolte, et, une fois l’an, à la fin du printemps, elle participera peut-être à la recherche du nouveau domicile vers lequel, une fois le choix accompli, elle guidera ses sœurs.  En deux mois, l’abeille aura vécu plusieurs vies.  Et ce ne sont pas seulement ses activités, ses comportements qui se seront transformés, mais aussi son corps, et son cerveau.  Au moment où elle devient nourrice ses glandes salivaires se sont développées.  C’est dans ces glandes salivaires que s’accumulent les compléments alimentaires que produit son corps, et qu’elle donnera à tous les nouveaux-nés durant les premiers jours de leur vie, et tous les jours à la future reine, qui sera toute sa vie nourrie par ces compléments alimentaires qui constituent la gelée royale.  Durant la période où elle construit les rayons de cire, ses glandes qui produisent la cire se sont développées.  Mais si habituellement, c’est son âge et son expérience qui déterminent la succession des modifications de son corps, de son cerveau, de ses comportements, et des activités très différentes auxquelles elle va se consacrer, ses capacités d’adaptation et la plasticité des capacités de développement de son corps et de son cerveau demeurent en permanence considérables.  Une étude publiée il y a dix ans dans la revue Science indiquait que quand l’abeille a atteint à l’âge de sortir de l’obscurité de la ruche, et de devenir butineuse, les modalités de fonctionnement de son cerveau se modifient et une partie des cellules de son cerveau commence à utiliser de manière différente un grand nombre de ses gènes.  Ces modifications sont liées à l’âge, à l’expérience, mais elles sont aussi régulées par la collectivité.  Elles ont aussi une origine sociale.

Lorsque la colonie perd un grand nombre de butineuses, de jeunes nourrices se reconvertissent soudain en butineuses, et leur cerveau se transforme.  Ces modifications ont une origine sociale.  Habituellement, il semble que ce sont les phéromones libérées par les butineuses qui retardent jusqu’à ce qu’elles atteignent l’âge de deux à trois semaines la transformation des nourrices en butineuses.  Mais si un grand nombre de butineuses disparaît, la concentration de phéromones libérées par les butineuses dans la ruche diminue et de jeunes nourrices se transformeront en butineuses.  D’une manière très générale, chaque abeille exerce par ses activités, et par le fonctionnement de son corps et de son cerveau, un effet indirect sur le développement du corps, du cerveau et les activités de ses sœurs.  Et ces effets, exercés par la collectivité, donnent à la succession de carrières de chaque abeille l’apparence d’un phénomène stéréotypé déterminé par l’âge et l’expérience.  Mais que ces effets exercés par la collectivité viennent à se modifier et l’extraordinaire plasticité des configurations possibles du corps, du cerveau et des comportements de chaque abeille peut alors se révéler.

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À la fin de leur vie, une minorité de butineuses vont se transformer en éclaireuses.

Les éclaireuses, ces incessantes exploratrices, ne constituent, selon les colonies qu’entre cinq et vingt-cinq pour-cent de l’ensemble des butineuses.  Et de ces deux catégories très différentes et complémentaires de danseuses, les éclaireuses qui dansent leurs découvertes et repartent explorer ailleurs et les butineuses qui récoltent et recrutent et réévaluent en permanence la qualité et les dangers des sites découverts par les éclaireuses.  De ces deux catégories très différentes et complémentaires de danseuses, émerge une adaptation optimale des activités de récolte de la collectivité à son environnement toujours changeant.  Les éclaireuses font partie des butineuses les plus âgées, les plus expérimentées.  En d’autres termes, dans le monde des abeilles, c’est l’âge et l’expérience qui semble faire émerger la curiosité, l’intrépidité et l’exploration : la recherche constante de territoires inconnus.

Il y a un mois, une étude est publiée dans la revue Science par un groupe de chercheurs américains, dont Thomas Seeley.  Les chercheurs exploraient l’hypothèse que ces comportements très différents puissent être non seulement liés à une différence d’âge chez les butineuses, mais aussi se traduire par des différences dans la configuration de leur cerveau.  L’étude indique que le cerveau des éclaireuses n’utilise pas de la même façon que le cerveau des butineuses une partie de leurs mêmes gènes.  Cette différence concerne plus de mille deux cents gènes, ce qui correspond à environ douze pour-cent de la totalité de leurs gènes et environ seize pour-cent des gènes utilisés par les cellules du cerveau.  Ces différences sont d’ordre quantitatif.  Les mêmes gènes sont soit plus utilisés, soit moins utilisés par certaines cellules du cerveau des éclaireuses.  Et ce qui est a priori surprenant, c’est que parmi les molécules, les protéines, fabriquées à partir de ces gènes, figurent des molécules et des récepteurs qui participent, dans le cerveau des mammifères, dans notre cerveau, à des voies de communication, à des circuits cérébraux impliqués dans la recherche de nouveautés, dans la curiosité, et dans la sensation de satisfaction.  Ce que les neurobiologistes appellent les circuits de récompense et de frustration qui impliquent des molécules comme la dopamine ou le glutamate.

Les chercheurs se sont demandé s’ils pourraient modifier le comportement des éclaireuses en modifiant le fonctionnement de certains de ces circuits, de telle manière à les faire ressembler à ceux des butineuses et inversement, s’ils pourraient de cette manière, éveiller le désir d’exploration, de recherche de nouveauté, chez des butineuses.  Ils ont donné à boire à des éclaireuses et à des butineuses de l’eau sucrée à laquelle ils avaient ajouté des molécules interférant avec l’effet du glutamate ou de la dopamine.  Et ces boissons ont soit induit un comportement d’éclaireuses chez les butineuses, soit diminué le caractère exploratoire des éclaireuses.  Est-ce que ces modifications dans certaines modalités de fonctionnement du cerveau des éclaireuses sont induites par l’âge et l’expérience ?  Ou est-ce qu’elle préexiste dans leur jeunesse mais ne se manifeste par des comportements différents qu’à la maturité, avec l’âge et l’expérience ?  L’étude ne permet pas, pour l’instant de répondre.  Mais ce qu’elle suggère, c’est l’existence chez les abeilles, d’une remarquable plasticité cérébrale fondée sur différentes manières d’utiliser les mêmes gènes.  Un très bel exemple de ce que l’on appelle l’épigénétique .  Une modulation par l’histoire individuelle et par l’environnement social et non social, de l’utilisation de mêmes gènes qui fait émerger un vaste répertoire de modalités de construction du corps, du cerveau et de certains comportements.

Si les abeilles ont moins de gènes que les mammifères — environ deux fois moins — c’est le répertoire des variations qu’elles peuvent réaliser sur ce thème en fonction de leur environnement, de leur âge et de leur histoire, qui sous-tend, pour partie du moins, la richesse du répertoire de leur comportement et de leurs modalités de communication.

Il y a une autre implication inattendue et, a priori, surprenante de cette étude.  Alors que les derniers ancêtres communs que nous partageons avec la lignée qui a donné naissance aux abeilles vivaient il y a plusieurs centaines de millions d’années.  Alors que le cerveau des abeilles a une structure très différente du nôtre — il n’est formé que d’environ un million de cellules nerveuses alors que le nôtre est formé de cent milliards de cellules nerveuses (100 000 fois plus) — les abeilles semblent néanmoins partager avec nous certains des réseaux de molécules, certains des réseaux de neurotransmetteurs qui sont impliqués chez nous dans le fonctionnement des circuits de recherche de nouveautés, de frustration et de satisfaction, de plaisir, de récompense.  Recherche de nouveautés, satisfaction, récompense, frustration, les abeilles ressentent-elles des émotions ?  Elles ne peuvent nous le dire, ou tout du moins, même si elles nous le disaient nous ne pourrions sans doute pas les comprendre.  Mais une étude publiée l’été dernier dans la revue Current Biology suggère que ce n’est pas impossible.  Et nous y reviendrons dans une prochaine émission.  Mais d’une manière très générale, il y a eu de nombreuses études suggérant que les abeilles à miel ont des comportements semblables, pour partie au moins, à ceux des animaux qui nous sont beaucoup plus proches.  Et ces études ont à chaque fois causé une grande surprise.

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« L’un des motifs qui m’ont poussé à écrire ce petit livre », dit Karl von Frisch dans la préface à la première édition de son très bel ouvrage : Vie et Mœurs des Abeilles . « L’un des motifs qui m’ont poussé à écrire ce petit livre, a été le désir de partager la joie que j’avais vécue. »

Photo du professeur Karl von Frisch

Les premières études de Karl von Frisch ne concernaient pas la sophistication des modalités de la communication des abeilles, leur langage par la danse.  Von Frisch avait commencé par explorer une question qui peut aujourd’hui nous paraître étrange.  Est-ce que les abeilles voient le monde en noir et blanc ou en couleurs ?  Durant les années 1920, l’idée prédominante était que seuls les animaux qui nous ressemblaient étaient capables de voir comme nous le monde en couleurs.  Et que ce n’était ni le cas des poissons, ni des abeilles.  Von Frisch avait d’abord étudié les poissons et avait découvert que de petits poissons d’eau douce, les vairons, distinguent les couleurs.  Puis il se mit à explorer la vision des abeilles.  Il trouvait étrange que les magnifiques teintes des fleurs qui les attirent et qu’elles pollinisent.  Que ces magnifiques couleurs, qui nous éblouissent, puissent leur être invisibles.  Il était convaincu que c’est la longue co-évolution, l’ancienne symbiose entre les plantes à fleurs et leurs pollinisateurs, et notamment les abeilles, qui a conduit à la propagation de l’extraordinaire diversité des couleurs et des parfums des plantes à fleurs.  C’est aux abeilles, dit-il, et pas à nous que s’adressent ces parfums et ces couleurs.  Et il découvrira que les abeilles non seulement voient les couleurs, mais distinguent aussi des couleurs qui nous sont invisibles, dans le spectre des rayons ultraviolets.

Les plantes à fleurs parlent aux abeilles, même si elles ne savent pas qu’elles leur parlent.  Et les abeilles pollinisent les plantes à fleurs en y puisant leur nourriture, leur permettant de se reproduire et de se propager.  Même si les abeilles ne savent pas qu’elles permettent aux plantes à fleurs de se reproduire et de se propager.  De génération en générations, au long de plus de cent millions d’années, la splendeur et les raffinements de cette symbiose n’ont cessé de se tisser et de se déployer, et elles nous offrent aujourd’hui, en précieux et fragile cadeau, les couleurs et le parfum des fleurs, le goût des fruits et la saveur du miel.

Von Frisch explorera les capacités de mémorisation et d’apprentissage des abeilles.  Il découvrira qu’elles se souviennent des parfums et des couleurs, et des trajets qu’elles ont parcourus pour les atteindre.  Puis il découvrira que non seulement elles gardent en mémoire leur trajet, et les lieus de leur découverte, et la qualité de ce qu’elles ont découvert, mais qu’elles sont aussi capables de transmettre ces souvenirs à leurs sœurs, par la danse.  La danse frétillante.  Le langage de la danse, le langage par la danse.  Mais avant de découvrir qu’il s’agissait d’un langage, et avant de réussir à déchiffrer ce langage, von Frisch avait fait une autre découverte concernant la mémoire des abeilles à miel.  Il avait découvert qu’elles ont une très bonne mémoire temporelle, une très bonne mémoire des heures de la journée où elles ont fait une découverte.  Von Frisch a placé sur une table, à distance d’une ruche, une coupelle contenant de l’eau.  De deux heures à quatre heures de l’après-midi, l’eau est sucrée.  Tout le reste de la journée, la coupelle contient de l’eau non sucrée.  Au bout de quelques jours, les abeilles sont là en abondance entre deux heures et quatre heures de l’après-midi, et presque aucune ne vient le reste de la journée.  Et elles réussiront à apprendre jusqu’à trois périodes précises dans la journée : une le matin, une l’après-midi, une vers le soir.  Von Frisch note que cet apprentissage temporel n’est que la mise en œuvre d’un apprentissage que font les butineuses dans leurs activités habituelles de récolte.  Elles se spécialisent durant un temps sur un type particulier de plantes à fleurs et selon la plante, l’heure de la journée où le nectar est le plus abondant n’est pas la même.  Elles arrivent toujours quand il faut, note von Frisch, mais elles arrivent toujours un peu en avance.  Et dans leur vie quotidienne, dans les champs et les forêts, quand elles se souviennent de l’heure où leur récolte va devenir abondante, elles ne sont pas les seules à venir récolter.  Mieux vaut être un peu en avance qu’en retard, dit von Frisch.  Ce qu’il imaginait et qui n’avait pas encore été véritablement découvert à l’époque, c’était que les abeilles ont comme tous les animaux et toutes les plantes, une horloge interne, une horloge circadienne d’une période de vingt-quatre heures qui bat le temps de manière autonome et qui peut être remise à l’heuse par la lumière.  Et c’est cette horloge interne qui leur permet d’associer un événement particulier à un moment particulier de la journée.

Photo du professeur Martin Lindauer

Et c’est cette horloge interne qui leur permet, lors de la danse frétillante, dans l’obscurité du nid ou de la ruche, d’indiquer la direction du lieu de leur récolte, d’indiquer l’angle de cette direction par rapport à la position du soleil dans le ciel, en tenant compte du changement de position du soleil depuis le moment où elles sont revenues de leur découverte.  Martin Lindauer avait remarqué, durant les années 1950, que lorsque — ce qui est très rare — une abeille continuait sa danse frétillante pendant des heures dans l’obscurité, elle changeait progressivement l’angle de sa montée par rapport à la verticale, en fonction du trajet apparent du soleil dans le ciel, qu’elle ne voyait pas dans l’obscurité de la ruche.

Garder en mémoire, non seulement le passé, mais la durée du temps qui s’est écoulé.

Quelle est l’étendue des capacités mentales des abeilles ?  Sont-elles capables de pensées abstraites ?  Peuvent-elles former des représentations abstraites de leur environnement ?  Peuvent-elles élaborer des concepts ?  C’est une question qui a été posée pour de nombreuses espèces animales, dont les pigeons.  En 1964, une étude a été publiée dans la revue Science .  Elle indiquait que les pigeons pouvaient apprendre à distinguer des photos dans lesquelles étaient présents des êtres humains et des photos dans lesquelles il n’y en avait pas, quels que soient les êtres humains photographiés.  Les pigeons ont-ils une représentation abstraite de ce qu’est un être humain, quel que soit cet être humain et si oui, sous quelle forme ?  De très nombreux animaux sont capables d’élaborer des généralisations apparemment abstraites.  Je vous ai parlé de ces expériences réalisées avec des singes rhésus et avec des pigeons, révélant qu’ils étaient capables d’apprendre à classer selon une suite numérique ascendante des images figurant des nombres d’objets différents.  Et qu’ils étaient capables ensuite, d’appliquer cette règle à des nombres d’objets qu’on ne leur avait pas présentés jusque-là.  Ils semblaient avoir compris la règle générale.  Il y a deux semaines, une étude a été publiée dans la revue Science , indiquant qu’après un apprentissage, des babouins étaient devenus capables de déterminer si un mot de quatre lettres qu’on ne leur avait encore jamais présenté, était un mot appartenant à la langue anglaise ou pas, en fonction de son orthographe, de la suite et de l’association des lettres qu’il contenait.  Ils semblaient avoir déduit certaines des règles d’orthographe de la langue anglaise, tout du moins pour les mots de quatre lettres.

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Des études ont exploré la capacité des abeilles à apprendre des comportements qui suggèrent la réalisation de ce que nous appelons des généralisations abstraites.  L’année dernière, une équipe a publié une étude dans les Comptes-Rendus de la Société Royale de Londres .  Cette étude suggère que les abeilles sont capables d’élaborer un concept général de au-dessus et de en-dessous de quelque chose.  Devant deux panneaux, l’un à droite, l’autre à gauche, elles apprennent que la boisson sucrée se trouve à un endroit décoré d’un ensemble de motifs dont la forme, la couleur et la position varient.  C’est-à-dire que la boisson sucrée se trouve toujours à l’endroit où l’ensemble des motifs est au-dessus d’un motif donné, une ligne, par exemple, ou toujours au-dessous.  Les abeilles apprennent rapidement et indépendamment de ce qui est représenté.  Elles ont appris à faire la différence entre « au-dessus de » et « au-dessous de ».  Est-ce un concept abstrait ?  Est-ce semblable à ce que nous apprenons dans l’enfance ?  Ou peut-on parvenir à faire la même distinction à partir d’opérations mentales très différentes ?  Mais peut-être que tout ce qui nous apparaît a priori comme une opération humaine extrêmement abstraite n’est pas obligatoirement une opération aussi abstraite qu’elle nous semble.  Mais peut-être une simple généralisation à partir du déchiffrage d’opérations réalisées selon des règles statistiques simples.  Peut-être que ce qui nous distingue en partie n’est pas tant la capacité de nous engager dans une réflexion abstraite que le degré d’abstraction auquel nous pouvons parvenir.  La richesse des généralisations que nous pouvons en tirer, leur plasticité, leur charge émotionnelle, le plaisir que nous en tirons, et la diversité des applications auxquelles elles nous permettent de parvenir.

Dans tous les cas, il est probable que certaines capacités de généralisation chez les butineuses ont un rapport très étroit avec leurs apprentissages et leurs activités quotidiennes.  Que font-elles toute la journée ?  Dans la mémorisation de leur trajet, elles utilisent un ensemble de données, des mesures de distances parcourues qui semblent être liées à la vitesse et la durée du défilement des images sur leur rétine pendant leur vol.  Elles utilisent une mesure de la durée fondée sur leur horloge interne.  Elles utilisent la direction du soleil dans le ciel et la mesure de la polarisation de la lumière quand le soleil leur est caché.  Et elles mettent à jour ces données en fonction de leur horloge interne, ainsi probablement qu’en fonction des éléments d’orientation que leur donne la perception du champ magnétique terrestre.  Et elles utilisent des repères visuels qui leur permettent de fractionner leur trajet global en une succession de trajets élémentaires et d’élaborer des raccourcis entre deux points sur des trajets différents.  Ces repères visuels peuvent être un groupe d’arbres, l’orée d’une forêt, le sommet d’une colline, une route, une maison.  Et se souvenir qu’un champ de fleurs est situé sous le sommet d’une colline — en dessous —, ou que les fleurs de certains arbres sont en surplomb d’une route — au-dessus — est probablement une donnée importante pour elles à mémoriser.  En d’autres termes, distinguer « au-dessus de » ou « en dessous de » peut à la fois être considéré comme une opération abstraite et comme une généralisation d’une notion essentielle dans la vie quotidienne des abeilles butineuses.

Jusqu’à quel point cette capacité à tirer des règles générales abstraites à partir d’activités quotidiennes et importantes, jusqu’à quel point cette capacité à généraliser est relativement universelle dans le monde vivant ?  C’est une question qui commence seulement à être posée.  Et dans quelle mesure cette capacité de généralisation est-elle consciente ou inconsciente ?  Nous n’en savons rien.

Pour Darwin, dans la généalogie de l’homme, ce n’est pas notre capacité d’abstraction, ce ne sont pas nos capacités intellectuelles, qui fondent ce que nous avons de plus humain.  C’est notre capacité à nous soucier des autres.  Ce qu’il appelle la part la plus noble de notre nature.  La règle d’or : ce que tu voudrais que les hommes fassent pour toi, fais le pour eux !  L’aide, dit-il, que nous nous sentons obligés d’apporter aux personnes les plus faibles, et Darwin cite Adam Smith, l’auteur d’une théorie des sentiments moraux.  « Aussi égoïste que l’on considère l’homme », avait écrit Adam Smith, « il y a à l’évidence des principes dans sa nature, qui le conduisent à s’intéresser au devenir des autres et qui lui rendent leur bonheur nécessaire, bien qu’il n’en dérive rien, excepté le plaisir de voir le bonheur des autres.  Mais Darwin ajoutait : il est vrai que si les hommes sont séparés par de grandes différences d’apparence ou d’habitudes, l’expérience nous montre malheureusement combien le temps est long avant que nous ne les considérions comme nos semblables ».

Photo de l’écrivain Ben Okri

« C’est étrange, dira cent vingt-cinq ans plus tard le grand écrivain nigérian Ben Okri, dans ”Away of beeing free“ — Une manière d’être libre —.  C’est étrange, parce qu’il semble que sous la surface des combats de notre époque, des guerres fratricides, des antagonismes tribaux, de l’intolérance religieuse, de la violence raciale, des inégalités entre hommes et femmes, nous attend toujours la découverte la plus banale qui soit: que nous sommes humains et que la vie est sacrée.  Nous n’avons toujours pas découvert ce que signifie être humain , et il semble que cette découverte banale soit la plus extraordinaire qui puisse être faite. »

« Car lorsque nous aurons appris ce que c’est que d’être humain, dit Ben Okri, nous saurons ce que signifie être libre.  Et nous saurons que la liberté est réellement le commencement de notre avenir commun. »

Cette émission a été réalisée par Christophe Humbert, avec à la prise de son : Serge Rudiezet et Thierry Dupin pour la programmation musicale. Merci à Hugo Combe qui intègre les références aux articles scientifiques et aux livres dont je vous ai parlé, sur la page de l’émission, sur le site FranceInter.fr.  (www.franceinter.fr/emission-sur-les-epaules-de-darwin)

Émission diffusée
sur France Inter
à Paris
le 28 Avril 2012
de 11:00 à 12:00 heures
 
Prise de son: Serge Rudiezt
Programmation musicale: Thierry Dupin
Jean-Claude Ameisen,
France Inter, Paris
France

 
Réalisation
Christophe Humbert

Références complètes des livres, articles et passages musicaux — merci Hugo Combe —, ainsi que des commentaires sur la page France-Inter de cette émission du 28 Avril 2012.