Conférence donnée en anglais à Louvain-la-Neuve en l’auditoire SUD-01 le 18 Janvier 1998 Texte extrait de Abeilles & Cie 62(Janvier-Février), 1998, p5-9 avec leur permission |
Keld Brandstrup, Reerslevej 18a DK 4291 Reerslev (Ruds-Vedby) Web : www.buckfast.dk (Danemark) Rapportée en français par Marie-Claude Depauw (Belgique) Commentaires supplémentaire sur le croisement par Jean-Marie Van Dyck (BE) Janvier 2012 |
Le dimanche 18 janvier 1998, le CARI avait invité Keld Brandstrup
à donner une conférence sur l’élevage et la sélection de
l’abeille Buckfast.
Une centaine de personnes ont pris place dans l’auditoire dont la
taille convenait parfaitement.
Quelques chaises supplémentaires complétaient
l’effet « légèrement bondé » sans doute agréable
pour le conférencier.
Keld Brandstrup se présente et nous rappelle les grandes lignes de son histoire. Il a débuté avec une ruche comme beaucoup d’entre nous. Sa femme avait mis comme condition de départ que le rucher ne pourrait en aucun cas dépasser les huit ruches. Il en a aujourd’hui entre quatre et cinq cent et, comme il le dit : « ma femme est toujours là ». Après quelques années, son cheptel peuplé d’abeilles danoises (abeille noire avec présence probable de caucasienne) avait atteint 50 colonies. Confronté dans ses débuts aux problèmes apicoles classiques (essaimage, etc), il manquait de temps. Il était débordé et ne parvenait pas à organiser son travail. C’est à ce moment qu’il a appris l’existence de l’abeille Buckfast. Malgré les conseils d’un ami, il ne changea que la moitié de ses reines. Ce fut une erreur qu’il regretta longtemps, il aurait dû changer tout son cheptel en une fois.
Cette décision de travailler exclusivement avec l’abeille Buckfast est certainement le choix le plus important qu’il ait fait dans sa vie professionnelle. Cela a modifié le cours de sa vie. Depuis ce moment, son cheptel s’est développé sans pour autant demander un surcroît de travail trop important. Aujourd’hui, l’abeille Buckfast l’amène à parcourir le monde (Canada, Mexique, Egypte, Grèce, Turquie). Un de ses derniers projets est la mise en place d’une station d’élevage à Chypre pour disposer de reines très tôt en saison.
Après cette brève présentation, nous attaquons le programme de la matinée, et tout d’abord, Keld Brandstrup s’attache à nous démontrer qu’il n’y a pas de secrets entourant notre abeille Buckfast tant appréciée. Ou plutôt, si : le secret réside dans la connaissance approfondie de nos abeilles, non tant de leurs caractéristiques morphologiques que de leur potentiel, de leurs réactions à différents stimuli, de leur comportement dans diverses conditions et de la transmission des caractères dans les différents croisements. Une compréhension claire des lois de Mendel adaptées aux abeilles est également indispensable. Le secret n’est donc pas dans la mise au point de combinaisons de lignées stabilisées. En résumé, le secret de l’élevage Buckfast est double : un bon bagage sur la génétique des abeilles allié à une sélection rigoureuse.
Keld Brandstrup aborde maintenant l’important chapitre de l’élevage
de combinaisons. Avant toute chose, il est indispensable de comprendre clairement ce que
l’on entend par croisement, par combinaison de lignées, par hybrides et par pedigree (voir
croisement, combinaison de
lignées et pedigree)
Il est tentant pour l’apiculteur d’utiliser des reines de croisement pour la production de
miel. Malheureusement, un croisement raté est souvent synonyme d’essaimage et
d’agressivité. Ceux qui se sont essayés à l’élevage
à grande échelle sans une connaissance suffisante en génétique ont souvent
dû déchanter : ils ont obtenu « une » reine
exceptionnelle, oui, mais elle n’a pas été capable de
transmettre ses qualités à la génération suivante. Ils en ont conclu
hâtivement qu’il ne faut pas utiliser une reine de croisement pour
l’élevage.
Pour ré-obtenir des résultats similaires, il faut donc re-faire les mêmes
croisements. Pour pallier l’instabilité probable des générations
suivantes, il faut travailler au départ de sang pur. La production de F1 de croisement
ou de triple hybride est un processus sans cesse répété qui, aussi paradoxal
que cela puisse paraître, doit recourir à l’élevage de race pure.
Pourtant, il est possible de maintenir des gènes et caractères intéressants, et
de les intégrer dans une combinaison stable. L’élevage par combinaison de
lignées le permet.
Vous vous souvenez peut-être de vos cours de génétique à
l’école : il y était question de croisements entre prunes
blanches et prunes rouges, entre poulets noirs et poulets blancs. On
pouvait combiner des caractères différents, mais ensuite ils se
redivisaient et il n’était pas possible d’obtenir une moyenne.
On nous montrait également que par croisements il est possible d’assembler certains
caractères spécifiques qu’on n’avait jamais pu réunir
auparavant. Ce principe est largement utilisé en agriculture. On sait que la
sélection finale d’une plante pour l’élevage requiert souvent des milliers
d’individus.
Beaucoup de gens, et parmi eux des scientifiques, considèrent qu’il est impossible
d’appliquer aux abeilles ce qui se fait pour les autres animaux et les plantes. Et
pourtant le travail du Frère Adam à Buckfast, qui se poursuit depuis maintenant
cinquante ans, a prouvé à suffisance que l’élevage de combinaison est
possible. Nous savons tous que l’abeille Buckfast est génétiquement stable, ce
qui n’est pas toujours le cas de races dites « pures ».
Prenons un exemple :
Entre 1930 et 1940, le Frère Adam a travaillé à l’intégration des
caractères génétiques d’une abeille française particulière
à la souche Buckfast.
Il est important de préciser que la création d’une combinaison ne peut
être une finalité en soi : elle doit être sous-tendue par une
idée précise, dans ce cas-ci : incorporer la vitalité de
l’abeille française. Malheureusement ce caractère était
accompagné de sensibilité aux maladies, et d’agressivité.
Le Frère Adam a toujours affirmé se baser sur les lois de Mendel : toutes les
combinaisons de lignées provenant de Buckfast se basaient en effet sur des fécondations de
reines F1, par des mâles F1. Le premier croisement entre l’abeille française et
des mâles de buckfast eut lieu en 1930 Pour une meilleure lisibilité, il faut peut-être un peu ouvrir la fenêtre popup qui vient d'apparaître (selon votre browseur).
Les colonies F1 sont les colonies-filles de F-52, des reines fécondées avec les mâles petit-fils de B-278. En fait, ces « reines » sont des pures noires avec, dans leur spermathèque, du sperme de buckfast; c’est leur « colonie », et les « abeilles individuelles » ses filles-ouvrières ou ses filles-reines, qui sont F1. Les mâles F1 pourraient être les mâles produits par ces filles-reines F1.
En 1931 (pedigrees), le Frère Adam évalue soigneusement la première « nichée » de colonies F1 produites en 1930.
Le Frère Adam élève en 1932 et 1933 avec des reines F1 (les reines F-173 et F-335 et les reines F-125 et F-335) pour produire une seconde génération de colonies F1 — ces colonies possèdent en principe deux fois plus de caractères buckfast (F×B)×B, et il s’agira de sélectionner celles qui ont encore les qualités de la française que l’on recherche. En 1934 le processus est refait avec d’autres lignées et notamment avec la F-318 qu’il destine à produire les mâles F1 pour l’année suivante.
C’est en 1935 et
1936 que les reines F2 ont été
produites, à partir d’une série de reines F1 diverses — de
générations F1 différentes. C’est dans ces colonies des reines produites
en 1935 et 1936 (colonies F2), que l’on obtient la division-réarrangement de Mendel lors de la
production des œufs. C’est en F2, dans chaque œuf, que se fait la
réorganisation des chromosomes, créant de nouvelles entités (combinaisons),
inexistantes jusqu’alors.
En un mot : des reines F1 furent fécondées par des mâles F1. Mais,
encore une fois, attention : chez l’abeille, les mâles F1 sont les fils de reines
F1.
Mais rappelez-vous aussi : en agriculture, on sélectionne couramment sur des milliers d’individus en F2 pour avoir une chance d’obtenir une bonne combinaison.
Mais comment le Frère Adam a-t-il pu poursuivre la sélection en utilisant des groupes-sœurs F2 aussi réduits (à la fin, il n’en utilisait plus qu’une centaine) ? Peut-on réduire l’importance de la génération F2 ? Réflexion faite, la division chez les abeilles suit un schéma différent de celui des autres animaux et des plantes. La diversité diminue au regard de deux facteurs essentiels : l’accouplement multiple, et le fait que tous les spermatozoïdes d’un même mâle soient identiques.
Pour en revenir à notre exemple, la génération F2 (F1 × F1) comportait à l’origine 1200 reines — nées de 5 reines F1 — pratiquement au même moment. 1000 reines furent éliminées d’emblée, les 200 restantes sélectionnées sur base de la couleur (brun cuir passé, garantie d'un haut niveau buckfast, sans plus, mais 1200 c’était trop), furent fécondées par des mâles F1, eux aussi choisis selon cette couleur. Après sélection dans les colonies des reines fécondées, on garda 40 reines dont les ouvrières semblaient homogènes. Les générations suivantes furent de nouveau fécondées par des mâles buckfast. Dans chaque génération on essayait de sélectionner les reines qui présentaient les caractères de la Buckfast d’origine combinés aux caractères recherchés de l’abeille française. On ne retenait que les caractères stabilisés dans la nouvelle combinaison.
En 1940, la nouvelle combinaison était intégrée aux principales lignées buckfast par l’utilisation des colonies à mâles de la station de fécondation. C’est la méthode habituelle du Frère Adam : les nouveaux caractères sont systématiquement introduits par les mâles.
Fallait-il utiliser 1200 reines ? Ou plus ? Ou moins ? ? Quoi qu’il en soit, le Frère Adam a réussi ensuite de nouvelles combinaisons avec bien moins de 1200 reines. Bien sûr, toutes n’ont pas réussi. Sur une vingtaine de tentatives, cinq seulement ont été intégrées à la souche buckfast au fil des années. Certaines combinaisons ratées ont été abandonnées au bout de treize années de travail.
En conclusion, l’élevage de combinaison demande une solide connaissance de la génétique, et les capacités la mettre en pratique, mais également une grande expérience de terrain, des abeilles, de leur rythme de vie et de leur comportement.
Keld Brandstrup se fait plus concret et nous expose les conditions pratiques d’élevage. Il faut avant tout disposer d’un cheptel solide et stable. Il faut le connaître dans ses moindres détails, mais il faut également savoir quels caractères on souhaite y introduire. Lorsqu’on a trouvé un cheptel qui présente tous les caractères recherchés, il faut d’abord apprendre à le connaître (qualités et défauts à éviter).
Ensuite on peut procéder à un croisement entre le nouveau cheptel et l’ancien.
Le résultat de ce premier croisement doit être évalué soigneusement. S’il semble concluant, on peut faire une deuxième génération pour obtenir la division de Mendel. Jusque là, le nombre de colonies restait très limité. La génération F2 doit être agrandie, mais sans excès. Par exemple, sur 200 reines F2, on en sélectionne 30 que l’on fait féconder. On essaie de les garder le plus longtemps possible pour évaluer leurs ouvrières, tout au moins leur aspect et leur comportement. L’idéal serait de pouvoir les observer dans les ruches de production, mais c’est également faisable dans les ruchettes de fécondation ou d’élevage. Après sélection, il restera par exemple environ 5 reines avant l’hiver. L’année suivante on élève des reines à partir des 5 restantes. Elles seront inséminées et testées. A ce stade, il nous faudra des colonies supplémentaires car les groupes testés doivent comporter au moins 30 reines. Plusieurs groupes seront souvent nécessaires pour essayer différentes fécondations.
Il faut ensuite opérer une sélection très sévère pour consolider les caractères spécifiques recherchés. Des fécondations complémentaires de groupes-soeurs s’avèrent parfois nécessaires pour asseoir cette stabilité. La troisième ou la quatrième génération doit présenter des ouvrières totalement homogènes et un patrimoine génétique relativement stable. On peut augmenter cette stabilité en faisant de l’élevage en consanguinité, avec le risque de perdre des gènes. Au début, cette consanguinité est nécessaire pour stabiliser une nouvelle lignée, mais il faut rester conscient de ce que l’on fait.
En guise de conclusion, Keld Brandstrup nous invite à quelques instants de philosophie. Faibles humains que nous sommes, nous qui cherchons toujours à tout systématiser, à tout rationnaliser, il est temps de retrouver un peu d’humilité : nous ne pouvons que tendre vers la perfection et, tout en sachant que nous n’y parviendrons jamais, accepter que la nature ait le dernier mot.
Même si un jour nous n’avons plus accès au matériel génétique de l’Abbaye de Buckfast, ou si ce matériel devient inconsistant, il est certain que l’élevage se poursuivra en Europe. Il nous faudra du nouveau matériel génétique et nous devrons axer nos travaux sur la mise au point d’une abeille tolérante aux acariens.
Keld Brandstrup insiste sur le fait que ce type d’élevage lui a été enseigné par le Frère Adam. Il s’agit d’un élevage planifié où les métisses ne sont pas retenues pour la sélection. Ce type de travail exige une grande connaissance du matériel et implique des fécondations contrôlées à 100 %. Son travail consiste bien sûr à assurer des fécondations en lignée et en race pure, mais également à créer des combinaisons de différents cheptels. Quand on parle de races, on a tendance, encore à l’heure actuelle, à raisonner en termes de supériorité et d’infériorité, que ce soit pour les humains ou pour les abeilles. Il faut faire abstraction de ces notions de “race supérieure”. Comme un reflet de la nature où le mot diversité prend tout son sens, il faut incorporer les meilleurs caractères possibles dans notre cheptel. Il est temps de réaliser l’importance de la préservation des races originelles, mais sans fanatisme.
Pour assurer l’avenir de l’élevage Buckfast, il nous faut un
système fiable qui permette de choisir les meilleures reines et les meilleures colonies à
mâles pour les stations de fécondation.
Il faudrait en fait disposer, pour chacune
des reines d’élevage, de groupes-tests comportant au moins 25 ou 30 colonies, et les
évaluer soigneusement. Mais nous manquons cruellement de main-d’oeuvre
compétente en cette matière. Où trouver, comment former des apiculteurs
qualifiés ? Espérons que la motivation soit suffisante, avant de devoir envisager une
incitation financière.
Tous les apiculteurs ne sont pas en mesure de participer à un programme
d’élevage. Sans un certain nombre de colonies au départ, des connaissances de
base en génétique, et surtout la volonté de préserver et de faire face aux
échecs, il est inutile de se lancer dans l’aventure. De plus, on doit pouvoir
produire en quantité des reines de bonne qualité dont il faudra ensuite établir le
pedigree avec certitude.
Mais que les autres ne se sentent pas exclus pour autant : il est toujours possible
d’établir une collaboration fructueuse avec les éleveurs de votre région.
Ce n’est qu’ainsi que l’avenir de la souche Buckfast sera assuré, à
condition que les évaluations soient uniformisées et que les pedigrees corrects soient
établis. Si nous voulons améliorer notre cheptel, il n’est pas envisageable de
travailler chacun pour soi : tous les apiculteurs doivent pouvoir bénéficier des travaux
de leurs collègues.
Après un repas de midi expédié à la hâte (pas expédié du tout pour les moins chanceux), l’après-midi est consacré au thème de la sélection.
Très applaudi, Keld Brandstrup n’est pas au bout de ses peines puisqu’il nous commentera encore de nombreuses diapos de Buckfast et de son rucher de fécondation sur l’île de Nexelø. Il nous rappelle ensuite brièvement l’historique de Buckfast Denmark (voir les détails et le mode de cotation en vigueur au Danemark).
Conférence donnée en anglais à Louvain-la-Neuve en l’auditoire SUD-01 le 18 Janvier 1998 Texte extrait de Abeilles & Cie 62(Janvier-Février), 1998, p5-9 avec leur permission |
Keld Brandstrup, Reerslevej 18a DK 4291 Reerslev (Ruds-Vedby) Web : www.buckfast.dk (Danemark) Rapportée en français par Marie-Claude Depauw (Belgique) Commentaires supplémentaire sur le croisement par Jean-Marie Van Dyck (BE) Janvier 2012 |