Publié dans Abeilles & Cie, 136, 19-22, Juin 2010. D’après une conférence de Paul Jungels. À l’occasion de la journée des apiculteurs à Ellange le 25/10/2009 |
Paul Jungels, Ewicht Gaass 1a, LU-9361 Brandenbourg. Web : www.apisjungels.lu Traduction française Norbert Jung Avec leur permission |
L’auteur : Paul Jungels dans son rucher d’élevage. |
Paul Jungels est actuellement l’un des éleveurs d’abeilles européens les plus compétents. À l’école du Frère Adam, il a su intégrer les principes fondamentaux de l’élevage dit « Buckfast », principes rigoureux mais parfaitement en accord avec les élevages d’autres races, quoi qu’en disent les inconditionnels de ces lignées. Dans cet article, il tente, une fois de plus, d’inciter tous les apiculteurs à devenir de meilleurs éleveurs-sélectionneurs, gage d’un meilleur avenir pour l’insecte que nous apprécions tous, continuellement menacé par Varroa destructor et par de nouveaux problèmes surgis de notre environnement.
Jean-Marie Van Dyck,
propriétaire du site.
Depuis le début de l’arrivée des varroas, deux observations ont frappé les apiculteurs et les scientifiques :
L’héritabilité de comportements modèles (patterns) pertinents pour la résistance à varroa a été étudiée et confirmée par des scientifiques à l’échelle mondiale.
On disposerait donc de la possibilité, par un choix approprié des reines et de faux-bourdons, de sélectionner progressivement nos souches d’abeilles en vue d’une résistance améliorée à varroa. Comme actuellement nous n’arrivons à préserver nos colonies d’abeilles de dégâts importants que moyennant l’usage de substances acaricides plus ou moins problématiques pour les abeilles, et que nous nous efforçons de récolter des produits apicoles aussi purs que possible, une meilleure résistance à varroa nous paraît une entreprise utile quoique complexe.
Bien entendu, nous ne traitons absolument pas ici des aspects de technique apicole comme l’élevage d’essaims, la formation d’essaims artificiels, l’élimination du couvain de mâles et autres techniques qui, bien maîtrisées, influencent sans doute favorablement le combat contre la multiplication des acariens.
Ces mesures de technique apicole en matière de gestion des colonies présentent toujours l’inconvénient majeur de ne pas constituer une solution durable à notre problème.
Le but de toute sélection et de tout élevage est une adaptation génétique bien déterminée à une situation donnée. La condition fondamentale pour une sélection effective est de mettre les colonies qui doivent être comparées sur un pied d’égalité physiologique et d’éliminer si possible tous les effets secondaires par rapport aux particularités à observer. La condition préalable pour le travail de sélection s’appelle donc méthode et systématique en technique apicole. L’éleveur autrichien de l’abeille carniolienne, Harald Singer, mentionna lors d’un discours de 2001 à Capellen (LU) dans ce contexte l’énorme avantage des éleveurs de l’abeille Buckfast en Europe : presque tous travaillent avec des ruches très semblables selon une technique apicole très similaire (celle du Frère Adam) et ils obtiennent évidemment de ce fait une comparabilité élevée de leurs résultats.
En pratique : de vieilles colonies, des colonies jeunes, des colonies ayant essaimé, des peuples divisés, ceux récemment remérés, les essaims naturels et artificiels, les colonies servant à l’élevage de mâles ainsi que les colonies dans différents types de ruches, gérées avec des techniques apicoles différentes, ne peuvent pas être comparés.
Il faut aménager et gérer l’ensemble de l’entreprise apicole ou tout au moins les ruchers à contrôler comme une unité :
Dans notre entreprise, onze critères sont recensés tout au cours de l’année apicole, y compris l’hivernage, selon le système bien connu. S’y ajoute un hivernage supplémentaire pour les reines destinées à un élevage potentiel.
Ces caractéristiques n’ont guère d’influence sur le taux de reproduction des acariens. Il faut dire que certaines colonies, lors d’une pression majeure des varroas, sont affectées souvent de façon lente et non détectable par des symptômes de loque européenne, mais aussi de couvain sacciforme, une maladie virale qui attaque couvain et abeilles adultes. L’alerte se produit lors de l’éruption de maladies virales qui, comme symptôme le plus marquant, font apparaître des abeilles aux ailes atrophiées (virus DWV — Deformed Wing Virus). Si cette phase de la maladie tombe dans la période où les colonies élèvent les futures abeilles d’hiver, ces colonies vulnérables sont malheureusement condamnées.
Comme on le sait, le couvain de printemps d’une colonie en bonne santé est très compact. Ce n’est qu’au cours de l’été que l’on voit se développer des différences importantes.
Un couvain dispersé en fin de saison ne signifie pas nécessairement qu’il est malade. Très souvent, à partir de la mi-juillet, les colonies hygiéniques nettoient beaucoup de cellules infestées par les varroas bien que saines en elles-mêmes. Mais le couvain malade est également extrait par les abeilles.
Le couvain sain se reconnaît aux cellules operculées légèrement et régulièrement bombées, ce qui se voit sur chaque cellule individuelle (Fig. 1), même en cas de couvain clairsemé. Les premiers signes de couvain malade par contre se traduisent souvent par un aspect spongieux des opercules.
Fig. 1. — Le couvain sain se reconnaît aux cellules operculées régulièrement et légèrement bombées, ce qui se voit sur chaque cellule individuelle. C’est dû aux mouvements énergiques de la larve tissant son cocon, qui repousse légèrement l’opercule au cours et après sa formation. Dans de telles colonies, on ne trouve aucune maladie du couvain. Les principales caractéristiques de sélection sont réellement la vitalité du couvain et la vitalité des abeilles. |
La pose des chasse-abeilles fin juillet offre une occasion particulièrement propice pour l’évaluation des nids à couvain. Ce n’est qu’après avoir fait tomber ou brossé les abeilles d’un cadre de couvain naissant que tous les détails deviennent visibles. Les abeilles naissantes et la masse de la colonie permettent de voir son état de santé avec assez de fiabilité.
Ce contrôle, plus que n’importe quelle autre mesure, vaut la peine d’être fait afin de prévenir les pertes de colonies. Celles qui en cette période de l’année présentent des signes d’anomalie du couvain et des abeilles adultes malades doivent être remérées immédiatement.
L’évaluation de la performance en couvain comme indicateur de la force de la colonie est intéressante sous de multiples aspects. Les colonies fertiles sont sans doute plus performantes, pourvu que l’apiculteur sache les gérer. Certes, elles consomment plus de nourriture pour leurs propres besoins, mais elles sont bien moins sensibles au stress. L’acarien varroa tend à se multiplier davantage dans des peuples fertiles que dans ceux de type „Hüngler“, c’est-à-dire très économes et gérant bien leurs provisions en arrêtant la ponte dès que la miellée se fait rare ; mais il ne s’agit hélas, que d’une tendance et pas d’une généralité. La propagation « lente » des acariens en cas de forte présence de couvain est un signe infaillible d’une inhibition de la fertilité chez ces derniers.
Les causes de cette fertilité réduite peuvent être de nature différente. Sélectionner les colonies avec peu d’acariens et fortes en couvain sain reste le critère de sélection le plus important pour la tolérance varroa, à côté de tous les autres aspects de santé et de vitalité, même si les mécanismes qui y mènent ne sont encore connus qu’en partie.
La possibilité de noter l’étendue du couvain s’offre au moment des contrôles anti-essaimage, ces observations peuvent être corrigées le cas échéant plus tard dans l’année.
Le traitement anti-varroa a lieu début août après l’extraction du miel. Huit jours plus tard, on évalue, dans toutes les colonies, les varroas tombés sur les langes des fonds grillagés, nettoyés en début de traitement. (Fig. 2 & 3)
Normalement, il ne faut pas réellement compter les varroas. En pratique, une répartition des colonies en « peu infestées », « moyennement » et « fortement » infestées suffit. Les colonies intéressantes pour l’élevage sont celles qui présentent une chute de varroas moyenne ou faible.
Fig. 2 & 3. — Pour le travail pratique, un comptage d’acariens n’est pas nécessaire mais, à conditions semblables, la différence entre beaucoup (à droite) et pas beaucoup (à gauche); et de les mettre en relation avec la fécondité (quantité de couvain élevé) et/ou la production de miel. |
La résistance des colonies aux maladies du couvain de différents types est certainement due à des facteurs génétiques. C’est aussi le cas pour l’évacuation par les abeilles de cellules de couvain mortes voire malades. Cependant les deux caractères ne sont pas forcément liés (Fig. 4 & 4a). Pour parer à de mauvaises surprises, l’apiculture exige de nos jours, même en ne tenant pas compte du varroa, la combinaison des deux caractères. L’état hygiénique d’une colonie peut être déterminé assez facilement par le test à l’aiguille, qui consiste à piquer du couvain operculé de même âge à travers l’opercule. Après 12 à 20 heures maximum, on peut comparer l’état hygiénique de différentes colonies en comptant les cellules nettoyées (veiller à tester dans les mêmes conditions, au même emplacement, faible miellée, etc.).
Grâce à la méthode de l’hypothermie (de petits cercles de couvain sont isolés au moyen d’une boîte de conserve sans fond de 7 cm de diamètre et congelés à l’azote liquide, méthode dite de Marla Spivac), on peut tester des ruchers entiers de façon systématique et relativement rapide. L’utilisation d’une flamme à l’intérieur de la boîte de conserve est encore plus rapide que la méthode de congélation par l’azote. Dans tous les cas, il s’agit d’endommager de petits cercles de couvain de même âge. On examine et évalue 12 à 20 h plus tard le comportement de colonies comparables du même rucher. Nous utilisons de tels tests depuis des années lors de la sélection définitive des colonies pour l’élevage et notamment quand il s’agit de faire le choix entre plusieurs reines d’élevage d’une même lignée, qui avaient paru équivalentes.
Fig. 4 & 4a. — (En collaboration avec nos collègues belges du CARI) Couvain sain ne veut pas dire colonie HYG dans tous les cas, ici (à gauche) on observe les résultats de la congélation du couvain apparemment sain après 22 heures. Et sur l'autre figure (à droite) du couvain franchement malade mais une colonie pourtant HYG+. |
Fig. 5. — Vue d’un rayon de couvain pendant le test à l’azote. |
Le constat qu’une colonie correspond à toutes les exigences hygiéniques ne signifie pas que cette combinaison de caractères se retrouvera dans toute sa progéniture. En plus du jeu normal des facteurs héréditaires lors de la méiose réductionnelle, un autre facteur entre en jeu : une colonie d’abeilles se compose côté paternel de 15 à 20 groupes de super-sœurs, correspondant au nombre de faux-bourdons qui ont fécondé la reine mère ou ont fourni le sperme pour l’inséminer. Le système de communication à l’intérieur d’une colonie veut que souvent, peu de groupes arrivent à déclencher un caractère au sein de cette colonie. Si on veut ancrer des combinaisons de caractères, obtenues avec beaucoup de peine, dans les générations de la progéniture, une autre sélection s’impose au sein de la souche de mâles qui a été sélectionnée pour l’élevage. Mentionnons à titre d’exemple la lignée de mâles P133H de l’année 2008, puisqu’elle est considérée comme particulièrement hygiénique par les collègues belges. Partant de 49 reines sœurs avec lesquelles on a reméré des ruches de production en automne 2007, toutes filles de la reine mère 133 qui avait fait ses preuves sur un emplacement de survie comme très résistante aux maladies et tolérante à Varroa, une sélection de 32 colonies fut soumise au test d’hygiène à l’azote (Fig. 5). Les 11 meilleures servirent de ruches à mâles pour la fécondation en 2008. Chaque œuf individuel pondu par ces reines qui allait se transformer en mâle était soumis à la méiose, avec parfois des conséquences négatives par rapport au caractère recherché. Mais pas tellement pour les caractères récessifs car pour être détectés il fallait qu’ils se trouvent par paires dans les chromosomes de ces reines.
Un autre aspect plus spécifique de l’hygiène d’une colonie est appelé ...
Fig. 6. — Vue d’un rayon de couvain VSH+ en fin de saison. Les flèches indiquent les cellules infectées et détectées par les abeilles. Ces cellules doivent encore être nettoyées. |
Déjà le Prof. Friedrich Ruttner évoquait des colonies dans lesquelles les acariens restaient en grande partie infertiles. Le Dr. Marla Spivac interpréta d’une autre façon : dans certaines colonies, l’infestation successive des cellules de couvain par les acariens (qui se reproduisent donc avec succès) est détectée et nettoyée par les abeilles. En examinant le couvain, on trouve alors, selon le niveau de développement du caractère, un pourcentage plus ou moins élevé de cellules parasitées sans jeunes acariens, donc sans progéniture. De ce fait, la dynamique de propagation de la population Varroa est sensiblement perturbée. Le nid à couvain de telles colonies présente en fin de saison un aspect dit en mosaïque, mais le couvain n’est pas forcément malade. Dans les prochaines années, nous allons essayer d’examiner des peuples destinés potentiellement à la reproduction en fonction de cette propriété : fin juillet, début août (donc avant le traitement anti-varroa principal), des portions plus importantes de couvain operculé, avec des nymphes âgées de 17 jours au moins (les yeux sont bien colorés) sont prélevées, échantillonnées et congelées (Fig. 6). L’analyse ainsi que le comptage des varroas et de leur descendance peuvent alors se faire en hiver.
Autant chez l’abeille individuelle que pour les groupes de super-sœurs, une propriété découle en général d’un groupe de gènes. L’effet additif développé par plusieurs gènes ainsi que leurs interactions sont connus, de même que le système de communication au sein de la ruche, qui ne se limite pas à l’activité de butinage.
Les groupes de gènes qui, cumulés, produisent une propriété n’existent, au sein d’un genre, certainement pas sous une seule forme. On doit partir plutôt du principe que l’on arrive à trouver d’autres formes qui ont pour effet le même comportement. Sans vouloir se perdre en termes de dominance ou de récessivité, une colonie d’abeilles peut, à cause de l’accouplement multiple, être la résultante d’une très grande variation de possibilités. Nous devons apprendre à comprendre qu’une telle colonie, partant de sa diversité intérieure, est capable de déclencher des réactions parant à presque tous les besoins. Ces réactions peuvent être originaires, génétiquement parlant, de l’un ou de l’autre groupe de super-sœurs. La réaction comme suite à un besoin doit intervenir rationnellement, de sorte que d’autres besoins ne soient pas estompés et en quelque sorte « oubliés » ou « laissés pour compte ». Ce n’est pas l’existence de sur-réactions, mais plutôt la diversité dans la faculté de réactions qui est importante pour la bonne santé voire la survie de la colonie.
Quelques exemples faciles à comprendre : au début du printemps, la priorité de la colonie semble être l’élevage du couvain et la récolte de pollen en conséquence. Plus tard, la priorité de butinage se tourne vers le nectar, bien qu’il y ait encore davantage de pollen dans la nature. Hélas, il faut constituer les réserves de miel lorsque les sources de nectar jaillissent, et pas n’importe quand. En fin de saison, il devient plus important d’élever la génération d’abeilles qui passera l’hiver (période cruciale) et de défendre le trou d’envol contre les pillardes et autres ennemis acharnés. Une colonie qui, lorsqu’une miellée tardive de miellat (mélézitose) a lieu en septembre, n’a ni la flexibilité, ni la fertilité pour élever encore une fois de nouvelles abeilles d’hiver en octobre, ne survivra pas à cette miellée tardive.
Considérations semblables en ce qui concerne Varroa et hygiène : élever une colonie qui a comme seul atout de s’accommoder des acariens (ou HYG, HYG+, VSH+, etc.) est un pas ; en élever une lignée ou famille stable est déjà plus difficile. À cause du risque de consanguinité, on a besoin de plusieurs variantes avec des caractères héréditaires semblables. Créer une population qui passe bien l’hiver, qui donne du miel, qui résiste aux maladies et à Varroa, élever des abeilles qui pour ainsi dire « n’oublient » rien au fil des saisons et qui suscitent de façon générale l’enthousiasme de l’apiculteur, c’est là le but. Chaque pas qui nous en rapproche est un succès.
Je persiste à dire : étant donné que la sélection naturelle impitoyable des abeilles mellifères a été posée ad acta depuis que les apiculteurs s’occupent activement de l’abeille, il devient quasiment indispensable pour les apiculteurs d’intégrer dans leur technique apicole, à une large échelle, l’élevage sélectif selon des critères de vitalité et de résistance aux maladies. La communauté apicole dans son ensemble dispose à cet égard de possibilités inattendues, pourvu qu’elle ne se laisse pas distraire par des préoccupations d’ordre secondaire.
Dimanche, 25 octobre 2009 |
Paul Jungels, Ewicht Gaass 1a, LU-9361 Brandenbourg. Web : www.apisjungels.lu Traduction française Norbert Jung Avec leur permission |