Les lecteurs des journaux apicoles belges qui, depuis plus de trente ans, ont suivi, avec passion parfois, le travail opiniâtre et désintéressé poursuivi par notre distingué collaborateur, le Dr Hector WALLON, en vue de déceler, de multiplier et de répandre autour de lui l’abeille anecballique, prendront connaissance avec intérêt de l’article reproduit ci-dessous, extrait de « La Gazette Apicole » de septembre 1959.
Paru dans la Gazette Apicole, septembre 1959 Extrait de La Belgique Apicole 23(12), 1959, p 303-308 avec leur permission |
Article de Louis Roussy Suisse 1959 | |
L’essaimage naturel est un instinct impérieux, qui a pour but la conservation de l’espèce.
Il y a plus d’un demi-siècle, Hommel écrivait déjà : une année riche en miel est pauvre en essaims et une année pauvre en miel est riche en essaims. Cet éminent apiculteur avait déjà remarqué que certaines colonies ne se divisaient jamais.
L’essaimage naturel s’observe chez toutes les races d’abeilles et ceci sur les cinq continents. Il existe, sous les tropiques, un essaimage particulier. Le célèbre naturaliste Schmidt a étudié aux Indes l’essaimage chez les colonies d’abeilles sauvages. La géante du genre Apis, A. dorsata et la naine A. florea essaiment puis émigrent pendant la période sèche vers les montagnes humides et fleuries puis reviennent en plaine lorsque cette dernière refleurit. L’Apis indica, au contraire, ne migre pas et essaime sur place.
L’essaimage est redouté des apiculteurs. Il est certaines années une plaie pour les ruchers, surtout pour les ruchers pastoraux éloignés. Dans l’apiculture moderne, tous les efforts de l’apiculteur tendent au contrôle, à la prévention de l’essaimage et les méthodes sûres pour le brider ne manquent pas. Si une abondante littérature nous renseigne sur ces méthodes : blocage des reines, de M. Alin Caillas, plan Demarée, plan du savant Révérend Père Dugat, plan américain, etc., nous sommes, au contraire, peu renseignés sur l’anecballie ou faculté de non essaimage que possèdent certaines colonies d’élite.
C’est vers 1885, dans notre contrée, que ce phénomène commença à intriguer les apiculteurs avertis. Pierre de Siebenthal nommait « souches stables » les colonies qui ne se divisaient jamais par essaimage naturel. C’est sur l’anecballie que ces prestigieux apiculteurs, père et fils, érigèrent leurs sélections.
Notre vénéré maître et vétéran, Arnold de Siebenthal, âgé aujourd’hui de 85 ans, n’a pas varié dans ses méthodes d’élevage des reines. En août 1958, il a encore placé deux colonies stables dans sa création de 1910, sa ruche pépinière.
Nos observations sur l’anecballie datent de 1919. En effet, le 27 mars 1919, nous avons acquis de M. A. de Siebenthal sa souche stable n° 3 devenue notre colonie n° 7. Cette magnifique souche n’a jamais essaimé.
Au rucher de Mon Séjour, la ruche vaudoise à deux étages, avec cadre de corps pour la hausse, construite par M. d’Aubigny, est restée stable pendant 43 ans et fut soignée par Sœur Andrée. Chez feu Henri Deladeey, une colonie anecballique renouvelait sa reine chaque année.
Dans l’anecballie, le renouvellement annuel de reine est une chose très rare : ce phénomène est plutôt bisannuel. Grâce à l’obligeance de M. A. de Siebenthal, qui fut le médecin officiel des abeilles pendant 35 ans, de nombreux cas instructifs nous furent signalés et nous lui devons des échantillons rares, particulièrement précieux pour nos recherches. M. A. de Siebenthal a bien voulu nous dire qu’il a noté ce phénomène dans toutes les races européennes d’abeilles. Personnellement, nous avons observé une colonie d’abeilles de race italienne pure qui resta stable 12 ans.
Des observations du vieux maître et des nôtres, il ressort que la grandeur des ruches ne joue aucun rôle dans l’anecballie. Dans les plus grandes comme dans les plus petites, des souches stables ont été remarquées.
En 1924, aux Diablerets, à 1.200 m. d’altitude, au rucher du bon père Jordan, j’avais signalé à des visiteurs deux ruches en paille de petites dimensions (30 litres), qui n’essaimaient jamais, alors que les quatre voisines essaimaient furieusement chaque année. L’anecballie durait encore le 6 juin 1932, lors de la visite de ce rucher par notre regretté maître et ami Perret-Maisonneuve.
Au rucher Arnold Dequis, à Corbeyrier-sur-Aigle, 20 colonies étaient logées dans d’anciennes ruches vaudoises, 14 petits cadres 24,0×23,5 cm. Sur ces 20 colonies, 6 restèrent stables pendant 12 ans.
En 1928, notre collègue, M. Emile Reift, possédait un superbe rucher formé en majeure partie par des ruches de Layens. Lors d’une visite faite en sa compagnie le 26 février, - le printemps se manifestait très tôt, - les abeilles de plusieurs colonies anecballiques avaient, cas très rare dans notre contrée, blanchi leurs rayons centraux. Le dynamisme de ces abeilles était remarquable. Tandis que les abeilles des colonies voisines étaient encore dans la torpeur hivernale, celles des souches stables récoltaient sur les fleurs des anémones sylvie, lesquelles formaient dans les sous-bois voisins du Rhône de belles nappes blanches et roses.
Chez M. A. de Siebenthal, les abeilles anecballiques partent à la récolte une heure plus tôt que les autres.
La stabilité des colonies n’est pas un fait inconnu des entomologistes. Charles Darwin cite qu’une fourmilière, observée par son père et lui, a duré 56 ans. Le Dr Auguste Forel cite le cas d’une fourmilière âgée de 80 ans. Hill celui d’une colonie de Termites calotermes, qui a été observée pendant 100 ans. Les fourmilières polycaliques qui existent depuis 50 millions d’années se renouvellent et se reproduisent par adelphogamie (frères et sœurs).
La génétique ou science de l’hérédité s’est constituée sur les assises du mendélisme. Trois prêtres sont les précurseurs de la biologie génétique :
La génétique s’est développée avec la notion de gène et la théorie chromosomique. Les variations héréditaires et fortuites que sont les mutations s’expliquent toutes ou presque dans le cadre de cette théorie (Jean Rostand).
Au rucher de notre vieil ami Jean Delarze, quelques colonies donnent des mâles sans ailes. L’homogénéité de ces colonies est frappante et l’on observe une constance remarquable dans la dimension de la taille ventre-dos toujours voisine de 3,9 mm. La reine est homozygote et engendre un seul type de bourdon noir sans ailes et des ouvrières très actives, d’un rendement supérieur. Ces colonies n’essaiment pas. Les mâles mutilés sont le produit d’une mutation. Les mutations ont été mises en évidence en 1901 par les travaux de Hugo de Vries (1848-1933). Les mâles, en raison de leur anomalie (moignon d’ailes) ne peuvent assurer la fécondation des reines issues de ces colonies. Ce sont donc des mâles d’autres colonies qui fécondent ces reines et, chose très curieuse, l’anecballie continue.
Dans le renouvellement des reines chez les abeilles anecballiques, on observe presque toujours le phénomène de « pléométrose », c’est-à-dire la présence tolérée de la vieille reine jusqu’à la ponte de la nouvelle élue.
Notre colonie n° 7, renouvelant sa reine par anecballie pour la 19e fois en 39 ans, le 26 mars 1958, a présenté un cas très curieux : la cellule royale hivernale a été édifiée au bas du cadre. Les abeilles qui la recouvraient étaient d’une densité extraordinaire. La jeune reine et l’ancienne vécurent ensemble jusqu’au 6 mai. Ponte constatée le 6 mai à 16 heures.
L’anecballie se termine brusquement parfois, lors de l’accouplement d’une jeune reine avec un mâle étranger aux souches anecballiques. C’est la raison pour laquelle les de Siebenthal élèvent leur reine provenant de souches stables en août, lorsque les mâles des souches ordinaires ont disparu. Mais cela ne joue pas toujours. Nous avons souvent observé que des souches anecballiques naissaient d’un essaim secondaire et, très souvent, des essaims artificiels élevés après le grand rut de juin. Des souches d’abeilles hybrides sont très souvent anecballiques. Les hybrides, d’après les lois mendéliennes, sont issus d’une reine hétérozygote. Cette reine engendre plusieurs types d’ouvrières et de bourdons. On observe sur le corps de petites taches jaunes presque invisibles, d’autres très visibles sur l’extrémité des anneaux et enfin une bande jaune sur le premier segment abdominal (Italo-noire).
Dans l’anecballie, s’agit-il d’un instinct ou d’un mécanisme génétique donnant une aptitude à paralyser et à supprimer l’essaimage naturel ? La question reste ouverte.
Les reines possèdent génétiquement le moyen d’assurer la conservation des caractères propres à la souche, soit non essaimage et rendement à travers les générations successives.
Les reines anecballiques maintiennent un effectif très élevé d’abeilles. Leurs colonies sont les plus fortes des ruchers pendant toute la durée de la miellée ; grâce à leur puissant dynamisme, elles amassent plus de miel que les autres. Ce fait a toujours intrigué les apiculteurs, car il y a dans tous les ruchers des colonies non essaimeuses.
Les mâles de ces colonies sont aussi très homogènes de couleur, car les reines qui les engendrent ont aussi la propriété de donner une descendance tout à fait franche de couleur.
On observe aussi dans ces colonies des facteurs de fécondité, de longévité, d’immunité. M. A. de Siebenthal a vérifié, durant sa longue carrière d’inspecteur des ruchers, la résistance de ces colonies anecballiques aux maladies, surtout à l’acariose.
Nous avons dit qu’il existait de nombreuses colonies, à hybridation de tous les degrés, qui sont anecballiques. Nous en possédons plusieurs, dont notre n° 17, depuis 12 ans. Chez les abeilles, il arrive très souvent que l’hybride soit microscopique, indiscernable du parent dominant et que seul un examen microscopique révèle l’hybridité. Très souvent, les caractères sont nettement marqués chez les métisses italo-noires, tandis qu’ils sont plus difficiles à discerner dans les races pures. Très souvent aussi, on assiste brusquement à la réapparition du caractère ancestral.
Nous n’ignorons pas que des théories sur l’anecballie ont été formulées, entre autres celles de C. C. Butler sur la « substance royale ». Cette théorie veut que la reine sécrète une substance que lèchent les abeilles et qui aurait un effet stabilisateur sur l’essaimage naturel. C’est aussi la découverte de Mlle le Dr Janine Pain qui a donné a cette substance le nom générique d’« ectohormone (on dit maintenant phéromone) ».
La reine, qui pond 2 œufs par minute, 120 à l’heure, 1.200 en 10 heures au maximum 2.400 en 24 heures, sécrète un liquide de provenance interne et de couleur blanc-jaune, qui sert à humecter le travail imbricateur des anneaux ventraux mis à contribution par la lourde fonction de la ponte.
La reine est constamment ravitaillée en gelée royale par un groupe de nourrices, ceci pour maintenir l’énorme métabolisme qui s’effectue dans ce corps distendu d’ovaires en chaînes et d’œufs mûrs. Ce métabolisme suppose un travail d’échange des matières et d’éjections des résidus.
Dans la cour des nourrices existe aussi un groupe d’abeilles dont la fonction principale est la toilette de la reine. Ces abeilles lèchent sans cesse le pourtour du vestibule génito-anal. Ce travail est magnifiquement exécuté, car on ne trouve jamais dans les pontes fraîches d’œufs souillés (sauf en cas de mélanose des œufs).
Fischer et Schiemenz ont démontré les premiers que le suc nourricier ou gelée royale que les abeilles dégorgent à leurs larves, se prépare principalement dans la paire dorsale des glandes salivaires de couleur jaunâtre, placée sous le vertex. (Cette glande est très développée chez les fourmis ouvrières, c’est la glandula verticis de Meinert).
Chez les colonies d’abeilles anecballiques, on observe, dès la reprise de l’élevage du couvain, un dynamisme chez toutes les abeilles. Cette grande activité est probablement due à la forte quantité de gelée royale sécrétée. Cette substance créatrice d’énergie a une importance considérable dans l’économie journalière de la colonie. Dans ces colonies d’abeilles actives, il semble que la nappe de gelée dans laquelle baignent les larves, est plus importante que dans les colonies ordinaires. Il est possible de le vérifier rapidement sans exposer les larves au froid, grâce à un grand miroir.
A titre documentaire, nous pouvons dire qu’il est très rare chez les hyménoptères qu’une reine sécrète un suc de corps comme substance nourricière. Forel, Weehler, Santschi, ces grands myrmécologistes, citent des cas de reines isolées de fourmis qui sécrètent un suc de corps pour nourrir leurs premières larves et consomment aussi les premiers œufs (ovophagie, destruction des œufs). Quelques auteurs pensent que le but de cette ovophagie est de procurer au suc la vitamine B (Le monde social des fourmis, Dr A. Forel, tome I).
Dans les Alpes, en juillet 1958, l’essaimage fut une véritable folie génésique. On compta jusqu’à 6 reines dans un essaim. Dans les ruchers sélectionnés, un grand nombre de colonies restèrent stables et firent malgré la mauvaise saison, une récolte de quelques kilos de beau miel alpin.
Si l’anecballie est due à une cause encore inconnue, la sélection judicieusement conduite et le renouvellement méthodique des reines élevées à partir des colonies qui ne sont jamais divisées, doteront les ruchers de souches stables et très productives.
Nous connaissons des ruchers bien conduits où l’essaimage est réduit à un strict minimum, et dans lesquels les colonies anecballiques sont très nombreuses.
Sur ce délicat problème de biologie apicole, nous devons loyalement reconnaître que nous n’avons pas de théories positives et que si nous pouvons concevoir d’innombrables hypothèses, il nous est impossible d’apporter à leur appui des arguments solides.
La vie des abeilles a encore ses mystères, ses énigmes et on peut lui appliquer le vieux mot de Socrate : « Nous savons encore peu de chose ».
Paru dans la Gazette Apicole, septembre 1959 Extrait de La Belgique Apicole 23(12), 1959, p 303-308 avec leur permission |
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