publié en français
par Payot, Paris, 1951. épuisé. |
par le Docteur Maurice MATHIS de l'Institut Pasteur de Tunis |
Avant d’entreprendre la description des méthodes qui peuvent nous donner le moyen de mieux connaître la biologie des abeilles, il nous a paru utile de résumer aussi brièvement que possible les idées que pouvaient avoir les Anciens sur cet Insecte. A côté de faits reconnus exacts par la suite, les Anciens croyaient à des faits merveilleux, inventés de toutes pièces ou dérivant de la mythologie. L’exposé de quelques-unes de leurs idées, nous permettra de mieux comprendre l’homogénéité et l’exactitude des lois biologiques des abeilles, telles qu’elles nous apparaissent à la lumière de la science moderne. Depuis Descartes, ce que nous voulons avant tout, ce sont les preuves et les moyens de vérifier par nous-mêmes ce que l’on avance. Nous ne pouvons pas reprocher aux Anciens de ne pas avoir eu la logique cartésienne, cette logique qui est la base de toute notre civilisation modernes.
L’abeille et le miel étaient bien connus en Egypte. Un même mot les désignait: « bit ». L’abeille était le symbole de la royauté de la Basse-Egypte, par opposition au roseau : « scirpus » symbole de la Haute-Egypte. La profession d’apiculteur « bity » est attestée dès le Moyen-Empire (vers 1900 ans avant J.-C.).
Aujourd’hui pour récolter le miel, les Egyptiens se servent comme ruches de cylindres creux en terre séchée au soleil ; longs environ de 1 m, 20 sur 0 m, 30 de diamètre. Ils les empilent les uns sur les autres, à l’ombre des arbres. Les pains d’alvéoles y sont placés les uns derrière les autres, verticalement, ce qui permet de les retirer successivement sans détruire l’essaim. La récolte se fait après enfumage de la colonie, une fois par an. Tout cela est bien décrit dans Hamy: « Les ruches en poterie de la Haute-Egypte » (C. R. de l’Académie des Inscriptions, 1901, p. 79).
Dans l’Antiquité les procédés de la récolte du miel paraissent bien avoir été les mêmes que de notre temps. Une scène du tombeau de Rekhmara à Thèbes (vers 1500 ans avant J.-C.) nous le prouve. Elle est reproduite dans Newberry : « The life of Rekhmara », pl. xiv. Elle avait été mal interprétée par les premiers éditeurs et avant eux par Virey. Le véritable sens en a été reconnu par Lefébure dans Sphinx, xi, p. 13 et par Loret dans Recueil de Travaux, xv, p. 129.
Voici comment Jequier (dans Matériaux pour un dictionnaire d’Archéologie égyptienne, p. 163) la décrit:
« Sur un massif de maçonnerie destiné à empêcher l’accès du rucher à certains animaux nuisibles, sont placées l’une au-dessus de l’autre trois ruches cylindriques, fermées à leur partie postérieure en forme de demi-sphères. Un homme debout présente devant les ouvertures des ruches, une coupe remplie de matières enflammées, pendant qu’un autre agenouillé, recueille à la main, sans l’aide d’aucun instrument, les gâteaux de miel qu’il dépose dans des écuelles; ces gâteaux sont de forme irrégulière et de petite taille; quant aux ruches, on peut estimer leurs dimensions, en tenant compte de la taille des deux hommes, à 0 m,60 de long sur 0 m,40 de diamètre environ.
« D’autres personnages sont occupés à mettre le miel dans de grandes jarres, et peut-être, tout d’abord, à le faire égoutter pour le séparer de la cire. »
Sur une paroi du Temple du Soleil, à Abousir (Ve dynastie, vers 2500 ans avant J.-C.) était sculptée une scène analogue, malheureusement mutilée (Borchardt, dans Zeitschrift für Ägypt. Sprache, 38, pl. v et p. 98). Là, le rucher comprend six ruches superposées, un homme est agenouillé par devant; plus loin des serviteurs sont occupés à remplir des vases de miel et à les sceller. C’est le document le plus ancien que nous ayons relatif à cette question.
Le miel entrait dans la composition de la pâtisserie: à l’extrémité gauche de la scène du tombeau de Rekhmara, précédemment décrite, on voit des pâtissiers qui tirent d’un large vase à 4 anses, du miel destiné à la pâte de leurs gâteaux. De leur côté, les vignerons mêlaient du miel au vin.
On s’en servait aussi en pharmacie. Le célèbre papyrus médical Ebers en fait plusieurs fois mention : ainsi le composé bizarre d’un pansement pour une plaie à la jambe, consistant en cervelle de silure trempée dans du miel (Ebers, 30), ou de cet ingrédient (employé pour guérir le tremblement de la tête) : du natron broyé dans de l’huile, du miel et de la cire (Ebers, 48).
Le miel était utilisé dans la fabrication des parfums et des onguents que préparaient les laboratoires des temples. Plutarque raconte qu’il formait l’une des seize substances qui composaient le « kyphi » (de Iside et Osiride, 80). Au Rituel de Mout (vi, 1-2) se lit une formule consacrée au « parfum de fête sous forme de miel » qui débute par cette invocation: « Ah ! Amon-Ra, Seigneur de Karnok, prends pour toi le miel, l’œil d’Horus... » Ce parfum de fête, mêlé de fard, servait à embellir la statue divine, à lui donner de la couleur et du luisant. On voit à Abydos, à Edfox, dans d’autres temples encore le roi en personne oignant la statue de culte de cet onguent au miel (Moret, Rituel du culte divin en Égypte, p. 70-73).
A certaines fêtes, on consommait rituellement du miel. C’est ainsi qu’à la fête de Thot « on mangeait du miel et des figues en disant : Douce est la vérité » (Plutarque, de Iside et Osiride, 68). Certain jour férié s’appelait même: « La fête de la vallée où l’on mange du miel » (J. de Rouge, Edfou, pl. xii).
Parmi les divers usages de la cire mentionnons celui qu’en faisaient les magiciens : figures d’envoûtement, confection de statuettes qui ensuite prenaient vie. On moulait également en cire des masques de momies et nombre d’objets servant de phylactères [Toute cette documentation nous a été obligeamment communiquée par M. Gustave Lefebvre, membre de l’Institut].
L’un des plus anciens auteurs qui nous aient laissé des documents relatifs aux abeilles est l’un des plus grands savants de l’Antiquité, ARISTOTE. Cet auteur écrivait en grec; or, les hellénistes qui nous en ont donné une traduction n’étaient pas des naturalistes, et ils ont souvent commis des fautes de traduction ou des erreurs qui ne sont pas imputables à Aristote. Il s’est trouvé, après de nombreux siècles, que le fils d’un éminent helléniste était en même temps un naturaliste, et nous avons eu la traduction de d’Arcy Wentworth Thompson en anglais. C’est dans ce texte que nous avons pris les passages que nous citons. Il se trouve encore que cet auteur, qui était un excellent naturaliste, ne connaissait pas les abeilles d’une manière approfondie, aussi avons-nous été amené à redresser des erreurs de traduction ou tout au moins à mieux comprendre ce qu’Aristote voulait dire. Il n’est pas dans le cadre de cet ouvrage d’entreprendre une étude littéraire de ces textes; nous serons donc relativement bref, en dégageant uniquement ce qui nous a paru pouvoir intéresser les amateurs d’abeilles. Dans l’ « Historia animalium », les différents passages et les chapitres consacrés aux abeilles nous apparaissent comme une série de notes prises au cours de conversations avec les apiculteurs praticiens de l’époque. Aristote devait certainement par la suite rédiger ces simples notes pour dégager les opinions contradictoires des uns et des autres. Le temps lui a manqué. Il se contente de dire: les uns affirment que, d’autres disent que, sans prendre parti lui-même.
Voici quelques connaissances relatives à la reine: « Il y a deux sortes de gouverneurs; la meilleure espèce est de couleur rouge, l’espèce inférieure est noire et bigarrée. » Il s’agit ici des reines fécondées et des reines stériles ou vierges; les premières ont un développement considérable de la taille et la couleur indiquée. Les autres, au contraire, restent plus petites et de couleur sombre. Il s’agit peut-être aussi de la race jaune que l’on désigne sous le nom d’abeilles italiennes et qui sont de beaucoup les meilleures. « Le gouverneur est le double de la grosseur des abeilles. » Cette observation est rigoureusement exacte; le terme de gouverneur indique bien que les Anciens se rendaient compte de l’importance de la reine dans la conduite de la ruche, puisqu’une colonie qui ne possède plus de reine n’est plus gouvernée. « Ces gouverneurs ont l’abdomen ou partie au-dessous de la taille, une lois et demie plus large et sont appelés, par quelques-uns les mères, d’une idée qu’elles portent et engendrent les abeilles; et comme preuve de celle théorie de leur maternité, ils déclarent que le couvain des bourdons apparaît également quand il n’y a pas de gouverneur dans la ruche, mais que les abeilles n’apparaissent pas en son absence.» La taille de la reine est bien indiquée; sur son rôle de mère les opinions émises sont très intéressantes. Il devait être réservé à Swammerdam de disséquer une reine-abeille et de découvrir les œufs. L’observation de mâles dans les ruches dépourvues de gouverneurs est exacte; ce sont les abeilles dites bourdonneuses qui pondent des œufs parthénogénétiques non fécondés. C’est Dzierzon qui devait mettre au point ce comportement des abeilles.
« D’autres encore assurent que ces insectes s’accouplent et que les bourdons sont des mâles et les abeilles des femelles. »
Ces deux faits devaient être établis, en 1789, par François Huber de Genève, quand il découvrit le « vol nuptial » et les ovaires atrophiés des abeilles-ouvrières qui démontraient d’une manière indiscutable le sexe de cette caste d’individus.
« Les gouverneurs sont munis d’aiguillon, mais ne s’en servent jamais; et celle dernière circonstance démentira certaines personnes qui croient qu’ils n’ont pas du tout d’aiguillon. » Nous savons maintenant avec certitude, par la dissection, que la reine-abeille possède un aiguillon, que cet aiguillon joue un rôle considérable dans l’oviposition des œufs et qu’il peut même piquer dans certaines circonstances, comme nous le relaterons dans le chapitre sur la physiologie de la reine-abeille.
« Plusieurs affirment que les abeilles ne s’accouplent pas et ne donnent pas naissance à des jeunes, mais qu’elles vont chercher leurs jeunes; d’autres déclarent qu’elles cherchent le couvain des bourdons dans les fleurs, mais que les abeilles-ouvrières sont engendrées par les gouverneurs de la ruche. » Toutes ces opinions essaient d’expliquer les faits observés: en l’absence de reine, les abeilles-ouvrières pondent des œufs donnant naissance à des mâles, il est naturel de penser qu’elles vont les chercher en dehors de la ruche, puisque l’on ne sait pas qu’elles peuvent pondre; par ailleurs le fait que les abeilles-ouvrières ne sont jamais engendrées en dehors de la présence de la reine prouve qu’elles ne peuvent être engendrées que par la reine.
« L’abeille ordinaire est engendrée dans les cellules des rayons, mais les abeilles-gouverneurs dans les cellules en bas et au-dessous, attachées au rayon, s’y suspendant, à part des autres cellules, au nombre de 6 ou 7, et croissent d’une manière tout à fait différente de celle du couvain ordinaire. » Cette observation est rigoureusement exacte.
« On a établi qu’il y avait deux sortes de ces rois. Il y a plus d’un roi dans chaque ruche; et une ruche va à la ruine si elle a trop peu de rois, non à cause de l’anarchie qui s’ensuit, mais, comme nous le disions, parce que ces créatures contribuent d’une façon quelconque à la génération des abeilles communes. De même, la ruche ira à la ruine si elle possède un trop grand nombre de rois; car il faudrait subdiviser les membres de la ruche en trop de factions séparées. » C’est pour s’assurer de l’existence d’une ou plusieurs reines, que Réaumur a entrepris toute sa belle série d’expériences, en baignant les ruches et en examinant les abeilles les unes après les autres. En France, il n’arrive pas que les ruches puissent périr par un trop grand nombre de « rois », mais le fait est très constant en Tunisie. C’est même la manière et la cause la plus habituelle de disparition des colonies. Nous avons compté à plusieurs reprises jusqu’à 100, 200 et même une fois 250 cellules royales dans une seule colonie.
« L’œuf du roi est de couleur rougeâtre, et sa substance est environ aussi consistante que le miel épais; il est aussi gros que l’abeille qu’il produit. On dit que pour les petits du roi, il n’y a pas de phase intermédiaire du ver, mais que l’abeille vient de suite. » Tout ce passage est complètement faux. La substance rougeâtre dont parle Aristote est probablement de la gelée royale desséchée.
« Les abeilles construisent toujours des cellules pour elles-mêmes et pour les rois seulement quand le couvain de jeunes est nombreux. » Cette vue est particulièrement exacte, comme nous le verrons par la suite.
« On dit que le roi est incapable de voler, il est porté par l’essaim, et que s’il meurt, l’essaim périt, et que si l’essaim survit au roi pendant quelque temps et construit des rayons, il ne produit pas de miel et bientôt les abeilles meurent. »
« Les rois ne sont jamais vus en dehors de la ruche, excepté avec les essaims en vol, durant lequel les autres abeilles se pelotonnent autour d’eux. »
« Si un petit essaim arrive à s’établir près d’un gros, il changera de place pour se joindre au gros, et si le roi qu’elles ont abandonné les suit, elles le mettent à mort... »
Nous pourrions multiplier les observations rapportées par Aristote, faisant une enquête près des apiculteurs de son temps. Beaucoup d’erreurs entachent l’apiculture, et il devait être bien difficile de faire accorder des notions aussi contradictoires.
Nous pensons que ces quelques citations permettront au lecteur de mieux comprendre les principes apicoles que nous donnons dans ce livre, et qu’il saura s’en servir par une critique sévère, et de nouvelles expériences, pour le développement de la science des abeilles.
Nous donnons maintenant une partie de l’article « miel », publié dans le « Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines » chez Hachette, Paris, 1904.
Quoique les Anciens aient connu la canne à sucre (saccharum), le miel a joué, dans leur alimentation, le même rôle que le sucre dans la nôtre; il a eu chez eux, comme objet de commerce, une importance que nous ne pouvons nous figurer par l’usage que l’on en fait actuellement. C’est le miel qu’ils employaient uniquement pour la pâtisserie, la confiserie, la pharmacie, pour la préparation des vins doux et autres friandises de dessert. Ainsi s’explique en particulier que Virgile, dans les Géorgiques, ait consacré à l’apiculture un chant sur quatre: un rucher pouvait rapporter autant qu’un vignoble. Virgile, du reste, a résumé les connaissances et les préceptes exposés dans une longue suite d’ouvrages techniques que nous avons perdus pour la plupart. Sans parler ici des poètes qui ont célébré la douceur du miel, sa pureté, son arôme, ni des naturalistes qui, depuis Aristote jusqu’à Pline, ont décrit à un point de vue scientifique les mœurs des abeilles, il convient de rappeler qu’un grand nombre d’écrivains, préoccupés surtout des intérêts d’une industrie fructueuse, avaient condensé pour les apiculteurs les leçons de l’expérience. Ceux-là, c’étaient d’abord ceux qui ont traité de l’agriculture, entre autres Magon le Carthaginois, etc...
Les Ruches. — 1° La ruche d’écorce ou de liège. — Elle avait, aux yeux des apiculteurs, le grand avantage de n’être ni trop froide en hiver, ni trop chaude en été. On l’emploie encore en Afrique, dans la province de Constantine; l’écorce est roulée en forme de tronc de cône, assujettie avec un lien d’osier, et un bouchon de bois ferme l’orifice supérieur.
2° La ruche de terre cuite (fictilis). — Les agronomes n’en étaient point partisan. « C’est, dit Columelle, la pire de toutes, parce qu’elle ne préserve les abeilles ni du froid, ni de la chaleur. » On a récemment signalé des ruches de ce genre dans la Haute-Égypte, où les indigènes n’ont jamais cessé d’en fabriquer depuis les temps antiques. Ce sont des tuyaux de terre cuite longs de près d’un mètre et larges de 0 m, 20 ; on les bouche aux deux extrémités avec de la terre pétrie, et, dans l’une, des extrémités, on perce des trous pour laisser passer les abeilles. Puis on empile ces tuyaux les uns sur les autres horizontalement. Il est clair que ce type a disparu partout ailleurs; c’est à cause du grave défaut constaté par Columelle.
Transport des ruches. — Dans certains pays, on estimait que les abeilles avaient épuisé à la fin du printemps toutes les fleurs disponibles et qu’il fallait les transporter en d’autres lieux, plus favorisés de la nature. On enlevait donc les ruches pendant la nuit et on allait les installer ailleurs; l’Achaïe envoyait les siennes dans l’Attique et en Eubée; à Scyros, on rassemblait celles des Cyclades, etc...
La récolte. — On châtrait (castrare) les ruches en général deux fois l’an. Cette opération était appelée tantôt une moisson (messis), tantôt une vendange (vindemia).
Pays producteurs. — Chypre et l’Afrique produisaient une quantité considérable de miel...
Droit. — Non seulement les ruches étaient exposées aux manœuvres de voleurs, mais l’essaimage devait donner lieu à des contestations entre voisins. De là, dans le code, plusieurs dispositions destinées à régler la question de droit, si importante pour l’apiculture : « Les essaims d’abeilles étaient rangés en droit dans la même catégorie que les oiseaux; ils n’avaient vraiment un propriétaire que pendant qu’ils étaient enfermés dans une ruche; hors de la ruche et hors de la vue du propriétaire de la ruche, ils n’appartenaient à personne et le premier venu pouvait se les approprier. »
Une charte municipale, de provenance inconnue, défend d’établir les ruches sur un terrain public, le long d’une voie, par exemple.
Nous avons groupé dans ce chapitre quelques documents sur la vie des abeilles, un peu disparates certes, mais qui ne manqueront pas d’intéresser tous les apiculteurs. Les trois premiers récits nous ont été communiqués par un fin lettré de Tunis, le Docteur Gobert, que nous remercions vivement de son amabilité.
Les notes suivantes sont tirées de « Ritual and Belief in Morocco », de Westermarck. A la page 104 : « Il y a beaucoup de baraka dans l’abeille. Les Ouleds Ben Aziz disent qu’elle est un « fgir », un saint: elle est habile, elle sait tout, elle annonce le temps par ses différentes façons de bourdonner. Il faut toujours traiter les abeilles aimablement. Il y a un dicton selon lequel vous n’aurez d’abeilles que si vous les aimez, de même vous ne garderez de moutons que si vous les aimez. Quand une abeille vient à vous en hiver, par temps froid, vous devez la prendre sur votre main, la réchauffer de votre haleine, puis la laisser aller. Vous ne devez jamais tuer une abeille, même si elle vous pique. D’ailleurs elle en mourra. L’abeille dit un jour au Prophète: « Les gens mangent la nourriture de mes enfants, priez Dieu que si je pique quelqu’un, il me fasse mourir. » Elle dit ainsi par erreur; elle voulait dire: « Qu’il le fasse mourir. » Mais sa requête fut lancée... En fait, tuer une abeille ou au moins tuer 7 abeilles est aussi mal que tuer un homme; mieux, j’ai entendu dire que c’était aussi mal que tuer 7 hommes. Et comme il y a une bénédiction sur l’abeille, il y a aussi une bénédiction dans le miel. »
Dangers de cette baraka: page 222. « On cite un dicton: « Les maisons de filles et celles d’abeilles sont vides.» Cela signifie qu’une maison doit se vider si elle ne contient que des filles, qui l’abandonneront le jour de leur mariage et qu’aussi la maison d’une personne qui possède beaucoup d’abeilles restera vide, car elle perd ses pouvoirs sexuels en dérobant le miel des ruches... »
Page 229 : « Il n’est pas permis non plus à un Juif d’approcher des ruches... »
Page 230 : « Les femmes sont supposées nuire aux abeilles. Si une femme approchait leurs ruches, elles mourraient, ou bien les abeilles et la baraka laisseraient la place; et partout la récolte du miel est un travail d’hommes... »
Page 241 : « A cause des impuretés du sol, les chaussures avec lesquelles on a marché sont souillées et doivent être retirées lorsque l’on va prier... il faut les retirer aussi lorsqu’on s’approche des ruches... »
Page 253 : « On ne parle pas quand on vient récolter le miel. »
Page 444: « On brûle de la bouse de vache devant les ruches pour en écarter le mauvais œil... »
Page 294 : « A la mi-été, les abeilles sont enfumées à la bouse de vache, de façon à ce qu’elles produisent beaucoup de miel, qu’elles ne subissent aucun mal du fait du mauvais œil, ni détruites par le tonnerre... »
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Voici encore une série de notes tirées de « La civilisation caucasienne » d’Arthur Byhan, traduit par G. Montandon, Paris 1936.
Page 56 (sur la Géorgie) : « C’est surtout en Irénésie et en Gourie qu’on s’adonne à l’élevage des abeilles; on se sert de caissons (ska) ou de billots (kodi), troncs d’arbres évidés avec une encoche comme trou de sortie. Le miel des abeilles sauvages qui vivent dans les arbres creux ou dans les fentes des rochers, est plus aromatique, plus clair et moins gluant que celui des abeilles domestiques. »
Page 65: « Les chandelles de cire... sont faites de cire amollie, pétrie et moulée autour de la mèche. Les rayons de miel vides dont on obtient la cire sont cuits dans une chaudière avec un peu d’eau; on en puise la cire, on la fond encore une fois dans la chaudière et on la verse dans un bassin de cuivre ou de laiton. »
Page 146 (sur les Tcherkess) : « Ici comme en Abkhazie, on élève beaucoup d’abeilles. Les ruches ressemblent aux nôtres; elles sont découpées dans l’écorce de tilleul ou de frêne avec des ramilles d’osier et enduites de bouse de vache. On dispose par dessus, pour les protéger de la pluie, un tressage épais de chaume. Les essaims qui s’envolent sont capturés avec un chapeau d’écorce tenu au bout d’une perche. Les ruches sont disposées dans les forêts des basses montagnes, en juillet et en août, aux autres époques dans le voisinage des villages. »
On remarquera dans tous ces passages, l’utilisation de la bouse de vache pour calfater les ruches d’osier tressé. Cette pratique se retrouve avec une généralité extraordinaire dans toutes les régions où l’on élève des abeilles, aussi bien en Bretagne que dans les Landes en France, dans tous les pays d’Afrique du Nord et toutes les régions tropicales, Soudan, Guinée française. La bouse de vache est un des matériaux qui a certainement été le plus utilisé par l’Homme depuis les époques les plus reculées de son histoire.
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Le récit que nous donnons maintenant est tiré de « Jungles memories », Times of Ceylon, Christmas number, 1936 (sans pagination) de Philip Fowke.
« ...C’était un lieu charmant, le soleil filtrant à travers les arbres de la forêt illuminait de taches brillantes les eaux sombres qui cachaient les grandes truites arc-en-ciel, et au-dessus de la surface tachée de bulles — tantôt éteintes, tantôt manifestant leurs beautés irradiantes — passaient ces bijoux des torrents des montagnes de Ceylan, les libellules (dragonflies).
« Posé sur un roc au milieu d’une anse tranquille de la rivière, je pêchais dans le silence de ce matin parfait, et, quoique le monde autour de moi fût calme et pacifique, les ailes de la mort — mais je n’en savais rien — planaient en permanence sur ma tête.
« Elles prirent la forme d’un grand oiseau qui glissa au-dessus de la cascade et vint se percher sur un arbre en aval du lieu où je pêchais. Il ressemblait de si près au snake eagle (aigle serpentaire) qui hante ces forêts, que je tirai ma ligne. L’oiseau, d’ordinaire si timide, semblait m’observer avec attention et je me demandais, intrigué, quelles pouvaient bien être ses intentions. Je l’appris bientôt.
« Abandonnant la branche où il était perché, l’oiseau, d’un trait, gagna l’arbre au-dessus de moi et, levant les yeux, je vis juste au-dessus de ma tête un immense rayon de ces terribles abeilles de rochers. Au même instant, ce satané honey-buzzard (buse à miel), car tel il était, frappa le rayon d’un coup sonore de ses ailes, balayant les abeilles par milliers, et comme il enfonçait ses serres dans le rayon, en arrachant un large lambeau, les insectes furieux tombaient en averse sur moi.
« Naturellement, j’étais l’agresseur accusé, mais vous ne pouvez pas discuter avec des abeilles pleines de ressentiment. Dans la jungle, on tombe souvent au milieu de ces pestes et je n’avais pas d’illusion sur le danger qui, par ce paisible matin, venait de fondre sur moi. Plonger eût été entièrement illusoire, car l’essaim eût simplement survolé l’eau des heures durant, piquant ma tête chaque fois qu’elle eût été aperçue à la surface. Abandonnant ma ligne donc, je me glissai sous le couvert forestier qui borde la rivière, criant pour alerter mon ami. Une petite île herbeuse se trouvait à quelque distance en amont et, ramassant branches et feuilles sèches, nous tentâmes de les allumer, la fumée nous apparaissant comme unique chance de salut.
« A cet instant, le garde-pêche et notre coolie-cuisinier firent précisément leur apparition et, parmi le bruit des assiettes cassées et les cris des autres coolies, nous nous trouvâmes tous quatre impliqués dans la plus sale des aventures. Toute la forêt bourdonnait d’abeilles furieuses et sauvages et, comme le feu refusait de prendre, nous ne pouvions lui donner qu’une attention distraite, nous n’eûmes plus d’autre alternative que de fuir plus loin. Grimpant à travers la jungle, nous débouchâmes parmi les herbages, et une course inconfortable de deux milles nous amena à un petit bungalow. Même alors, ce ne fut que lorsque nous eûmes fermé portes et fenêtres et pûmes observer les pestes furieuses frappant en vain les vitres que nous nous sentîmes saufs.
« Les coolies, avec le curieux fatalisme de l’Orient, restèrent près de la rivière et furent sévèrement piqués.
« Ces abeilles de rochers abondent dans tout Ceylan et peuvent être un réel danger, car si leur gâteau de miel est détruit, ou même si quelques insectes sont écrasés, une attaque immédiate et persistante est inévitable. Au contraire des grandes guêpes, qui se contentent de vous éloigner de leur nid et retournent réparer le dommage, les Bumbara bees vous poursuivent pendant des milles.
« Un curieux penchant qu’elles possèdent est leur inclinaison à se reposer sur un animal en sueur. Un cheval dans cette condition attire l’attention d’un essaim, et, quoique les abeilles semblent n’être attirées que par la sueur, à l’instant où le cheval se roule pour tenter de se libérer, il est attaqué avec toute la furie de ces pestes forestières.
« Dans les cas de ce genre, un cheval, comme un chien simplement se roule et crie, et la mort suit généralement.
« En plus du honey-busard, la guêpe (hornet) cherche sa proie sur les longs gâteaux de miel pendants, mais sa nourriture est l’abeille elle-même. »
Il est intéressant de noter ici la puissance des réflexes de défense chez ces abeilles sauvages, nous les retrouverons à un degré moindre chez les abeilles de Guinée, mais incomparablement supérieurs à ceux de nos abeilles domestiques.
Au cours de ce chapitre, nous allons énoncer un certain nombre de propositions sur la biologie des abeilles, propositions qui se présentent sous forme de lois. Il est bien entendu que nous sommes dans le monde de la Vie, avec toutes ces variations que l’on ne peut pas toujours déterminer d’une manière absolument mathématique ; ces lois ne doivent donc pas être prises dans un sens absolu. Elles sont néanmoins suffisamment précises pour nous orienter dans la biologie des abeilles et leur exploitation.
Un poids donné d’abeilles recevant toute la quantité de miel ou de sirop de sucre qu’il peut absorber, sécrète toujours la même quantité de cire. Le poids total de cette cire sécrétée correspond au dixième du poids total des abeilles.
Il faut de plus que les abeilles se trouvent placées dans une atmosphère chaude et humide, si leur nombre n’est pas suffisant pour créer et entretenir par elles-mêmes cette chaleur et cette humidité.
Ainsi 1400 abeilles à une température de 25 à 30°C, ont sécrété 1590 cellules de petite taille pesant 15 gr.
Par contre, 1700 abeilles à une température de 20°C n’en ont pas sécrété un gramme.
Le maniement d’un nombre d’abeilles trop petit est toujours très difficile. Voici les résultats d’expériences effectuées dans des conditions naturelles à la belle saison.
Des essaims d’un poids connu sont placés dans les mêmes conditions, et au bout de quelques jours, nous procédons à l’évaluation de la surface des gâteaux de cire sécrétée. Deux observateurs, examinant les mêmes colonies sans se concerter, arrivent aux mêmes résultats.
Voici les données que nous avons notées sur des essaims mis en ruche au cours du mois de juin 1942 dans la région parisienne :
20.000 abeilles construisent de 20.000 à 25.000 cellules
30.000 - - de 30.000 à 35.000
40.000 - - de 45.000 à 50.000
70.000 - - de 100.000 à 115.000
L’augmentation du nombre des abeilles d’un essaim détermine une augmentation considérable de la quantité de cire sécrétée, mais elle n’est pas proportionnelle au nombre des abeilles. Ainsi, 10 essaims de 10.000 abeilles sécréteront 70.000 cellules, alors qu’un essaim de 70.000 abeilles sécrétera de 100.000 à 115.000 cellules, soit un gain de 30.000 à 45.000 cellules. Ce gain qui va apparemment à l’encontre de la loi énoncée plus haut s’explique facilement par les pertes calorifiques. Cuénot, dans " La Genèse des espèces animales ", énonce ce principe de la façon suivante : " Il est avantageux pour un animal à température constante d’acquérir le maximum de taille compatible avec son genre de vie, parce que le volume et "par suite la production de chaleur croissent comme le cube des dimensions linéaires, tandis que la surface par laquelle se perdent les calories croît seulement comme le carré. "
L’observation et l’expérimentation démontrent d’une manière rigoureuse qu’une colonie d’abeilles sécrète d’autant plus de cire qu’elle est plus populeuse. En un mot, il est plus avantageux à l’apiculteur de posséder une seule colonie de 100.000 abeilles que dix colonies de 10.000.
Le nid à couvain est la zone isotherme stable, présentant le degré de chaleur et le degré hygrométrique constants, correspondant à l’optimum du développement des jeunes, de l’œuf à l’imago.
Les lois du développement du couvain sont conditionnées par les mêmes facteurs physiques que ceux de la sécrétion de la cire. Les variations de la température et du degré hygrométrique extérieurs sont compensées par les abeilles elles-mêmes et par les qualités propres à la cire.
1° Rôle des abeilles. — a) Par leur dispersion et leur ventilation, les abeilles abaissent la température du nid à couvain ;
b) Par leur groupement en masse compacte, elles élèvent au contraire la température du nid à couvain.
2° Rôle de la cire. — a) En atmosphère humide, la cire est capable d’absorber 30 % de son poids d’eau ;
b) Au contraire, en atmosphère sèche, cette même cire est capable de restituer une partie de l’eau qu’elle tient en réserve. Il s’agit ici bien entendu de la cire des cellules, en fines lamelles imprégnées de matières sucrées et non de la cire fondue.
Ces conditions de température et de degré hygrométrique, obtenues et entretenues, le couvain se développe en raison directe des apports de nourriture sous forme de pollen et de nectar. Il présentera trois phases : une phase d’extension au printemps ; une phase de stabilisation au cours de l’été ; une phase de réduction pendant l’hiver, réduction qui peut aller jusqu’à la disparition totale du couvain pendant plusieurs semaines.
Lorsque les conditions de température et de nourriture se trouvent réunies, le couvain se développe au maximum. La multiplication des individus de l’espèce est une nécessité qui dépasse toutes les autres.
Lorsqu’on prélève dans une ruche quelques abeilles et qu’on leur présente du miel ou un liquide sucré tiède, elles s’engorgent immédiatement avec la plus grande avidité. Il semble que dans une colonie quelconque les abeilles soient " toujours affamées ", et ceci, quelles que soient la saison et les réserves présentes dans la ruche.
Après cette absorption de sirop ou de miel, les abeilles sont prises d’une grande agitation et se déplacent dans tous les sens. Si à ce moment on introduit d’autres abeilles de la même colonie, on aperçoit immédiatement les abeilles gorgées présenter leur bouche ouverte aux nouvelles venues et celles-ci se gorger à leur tour. Lorsque toutes les abeilles sont gorgées, elles ne tardent pas à rejeter une partie du sirop ingéré dans les cellules de cire mise à leur disposition. Si on n’a pas pris cette précaution, les abeilles dégorgent le sirop autour d’elles et ne tardent pas à s’engluer les unes les autres.
On peut mettre en évidence ce phénomène déjà observé par Réaumur — (celui-ci n’était pas parvenu à conserver une abeille vivante dans un tube qu’il portait dans la poche de son gilet ; ou bien il lui donnait du miel et elle s’engluait, ou il ne lui en donnait pas assez et elle mourait de faim) — de la façon suivante.
On prélève dans une ruche un cadre chargé d’abeilles ; ce cadre est placé entre deux parois de verre. A ce moment, on fait couler un peu de miel ou de sirop coloré au bleu de méthylène ou au rouge neutre. Les abeilles se gorgent immédiatement et, une demi-heure plus tard, on peut apercevoir dans certaines cellules le produit de la régurgitation coloré en bleu ou en rouge. Les abeilles choisissent seulement quelques cellules que l’on voit se remplir peu à peu. Pour que l’expérience soit démonstrative, il faut que la distribution de sirop soit proportionnée au nombre des abeilles, de telle manière que, toutes les abeilles s’étant gorgées, elles aient un excès à rejeter.
Micro-ruche utilisée par l’auteur |
Ce mécanisme de l’absorption et de la régurgitation ne joue pas indéfiniment, et si l’on donne aux abeilles une quantité de sirop trop grande, au bout d’un certain temps elles n’en feront plus cas et le laisseront. Ces observations, faites en micro–ruche ou en ruchette vitrée, nous permettent de comprendre le comportement des abeilles dans les conditions naturelles au moment de la miellée. Della Rocca écrit du reste à ce sujet : " Nous avons observé effectivement nous-mêmes, que les abeilles qui reviennent chargées de miel (en réalité il veut dire nectar), quelquefois présentent, en entrant dans la ruche, leur trompe à d’autres abeilles pour leur donner le miel ou l’eau qu’elles rapportent ; mais nous croyons que c’est moins pour nourrir ces abeilles sédentaires que pour se décharger plus tôt de leur fardeau et pour repartir plus vite à la campagne. "
Dans nos ruches vitrées, nous n’avons jamais vu les abeilles absorber de l’eau pure.
Le nectar que les abeilles recueillent dans les fleurs est un liquide dont la concentration en sucre est très variable, mais généralement faible. Au cours de ce premier passage dans le jabot de l’abeille, il doit commencer par subir une légère déshydratation, mais il est loin d’être du miel proprement dit. Ce nectar fluide est toujours régurgité dans les cellules qui entourent le nid à couvain (voir plus loin la loi de l’apport des matériaux sur le chantier). Par la suite, ce nectar est repris par les abeilles, et c’est au cours d’une véritable digestion dans l’estomac qu’il prend la consistance du miel. On peut se rendre compte de la différence de concentration du miel et du nectar de la façon suivante : il suffit au printemps de prendre un cadre et de le secouer ; on voit le nectar s’échapper en pluie, tandis que le miel des cellules supérieures ne sort pas. A mesure que la reine augmente sa ponte, les cellules contenant du nectar sont vidées de leur contenu et celui-ci est remplacé par des œufs.
Nous venons de voir que le nectar dégorgé dans les cellules par les abeilles est un liquide présentant des variations considérables dans son taux de concentration en sucre ; le miel par contre, a toujours " la même concentration ", quelle que soit la fleur d’où il est extrait.
Le miel est toujours régurgité dans les cellules qui sont les plus éloignées de l’entrée, dans la partie la plus chaude de la ruche. Le miel n’est pas dégorgé en couches successives dans les cellules qui le reçoivent, comme on pourrait l’imaginer ; il est injecté sous la pellicule de la première couche. Ce mécanisme a été très bien vu et décrit par Réaumur et Della Rocca. L’abeille plonge la tête dans la cellule, écarte avec ses deux pattes antérieures la pellicule de miel et injecte par cet orifice le miel dont son estomac est plein. Avant de se retirer, elle raccommode la petite ouverture qu’elle avait faite ; les abeilles suivantes procèdent de la même manière. Dans les ruches vitrées, il arrive très souvent que les abeilles construisent des cellules dont une paroi est celle même de la vitre ; c’est au moyen d’un tel dispositif que l’on peut observer le mécanisme que nous venons de décrire. Les abeilles accumulent du miel dans toutes les cellules qu’elles ont à leur disposition, même les plus irrégulières ; de plus, elles exhaussent d’une manière considérable les pans des cellules ainsi remplies, ce qu’elles ne font jamais pour celles du nid à couvain.
Les cellules contenant du couvain ont toujours la même profondeur, et l’intervalle que existe entre les parois des cellules des deux gâteaux parallèles est tel qu’il permet le libre passage de deux abeilles dos à dos. Lorsque le couvain est déplacé vers la partie inférieure des rayons, les abeilles utilisent les cellules vides comme magasin à miel ; mais, dans ce cas, elles élèvent les pans des cellules et ne laissent entre les parois que le passage d’une seule abeille. Au cours de l’hiver, le nid à couvain remontant peu à peu vers la zone la plus chaude de la ruche, au fur et à mesure de la consommation du miel operculé, les abeilles ramènent à l’intervalle voulu l’espace compris entre les cellules des deux gâteaux parallèles. Dans ce cas, les petites cellules servent tour à tour de berceau, de magasin à miel et, derechef, de berceau. Les débris de la cire des parois ainsi rongées et ramenées à leur hauteur habituelle tombent dans le fond de la ruche et s’y accumulent en petits tas. Dans cette poussière, il n’est pas rare de trouver quelques chenilles de la fausse-teigne.
Il se trouve donc que le miel, étant accumulé dans la zone la plus chaude au cours de la belle saison, c’est-à-dire la plus éloignée du trou de vol et d’aération, occupera au cours de la saison froide la zone la mieux protégée contre le froid. A mesure que les abeilles tendent à se grouper dans la partie la plus chaude de la ruche, elles se trouvent tout naturellement au cœur même de leur réserve de nourriture. Cette disposition du nid à couvain et des réserves de miel accumulé en couronne à la partie supérieure explique les échecs que les apiculteurs ont subis en voulant grouper au petit bonheur des abeilles échappées au massacre de l’étouffage du mois d’octobre, en leur donnant quelques rayons de miel disposés sans ordre.
Revenons à notre cellule de miel que les abeilles sont en train de remplir par des régurgitations successives sous la première couche. Il arrive un moment où le miel atteint les bords de la cellule ; alors, les abeilles déposent sur les pans de petits fragments de cire et cette couronne, déposée à même le miel, va en s’élargissant. L’ouverture centrale circulaire, par contre, va en diminuant et il suffit d’un seul grain de cire pour obturer complètement une cellule remplie de miel. Il se trouve que par ce mécanisme, le miel est operculé sans trace d’air. Il est désormais à l’abri des variations hygrométriques de l’air de la ruche, et les diastases (enzymes) qu’il contient transforment lentement le saccharose en glucose jusqu’au moment de sa consommation.
Le miel ainsi operculé n’est jamais ouvert au cours de la belle saison. Si la miellée cesse, les abeilles détruisent le couvain lorsque les réserves de nectar sont épuisées, mais n’attaquent pas leur réserve de miel ou l’attaquent dans des proportions très faibles. Les abeilles ne semblent pas savoir qu’il existe du miel sous la fine couche de cire de l’opercule, mais si on vient à la détruire, immédiatement elles vident les cellules de tout leur contenu.
Nous avons appelé ce phénomène, du reste en partie observé par François Huber " la loi de l’intangibilité du miel operculé ". Nous verrons dans un autre chapitre le rôle du miel operculé dans la physiologie d’une colonie d’abeilles et l’analogie qu’il présente avec celui des réserves adipeuses.
Nous avons bien vu que le nectar dégorgé par les abeilles au retour des champs n’était pas du miel. Nous pensons que le miel, et par la constance de son taux de concentration, et par la présence de diastases, doit être considéré comme le produit d’une véritable sécrétion de l’estomac des abeilles. Deux observations nous ont conduit à cette conception nouvelle :
1° En disséquant le tube digestif de très nombreuses abeilles, nous avons souvent rencontré des abeilles présentant un jabot distendu, rempli d’un liquide sucré très fluide, le nectar ; chez d’autres abeilles, au contraire, nous avons trouvé dans l’estomac un liquide plus concentré, non miscible à l’eau immédiatement, et qui présentait toutes les apparences du miel. Le miel serait donc élaboré dans l’estomac des abeilles et non dans le jabot ;
2° Cette deuxième observation que nous considérons comme capitale, et qui ne semble pas avoir été faite d’une manière précise par nos devanciers, est la suivante : les abeilles d’une colonie quelconque, quelles que soient les conditions les plus favorables de la température, du degré hygrométrique et de la miellée, ne sécrètent jamais de miel, dès qu’elles n’ont plus de couvain depuis quelques jours.
Dans toutes les ruchettes où nous avons fait élever des larves royales par les abeilles, selon la découverte de Schirach, dès que le couvain est totalement operculé, les abeilles cessent de sécréter du miel et de l’operculer ; elles se désintéressent même complètement du miel ou du sirop de sucre qu’on peut leur distribuer. Par contre, dès que la reine-vierge, après son vol de fécondation, commence sa ponte et que les abeilles élèvent de nouveau du couvain, elles se gorgent de sirop, présentent une grande activité et se remettent à sécréter du miel.
Des abeilles en nombre quelconque, isolées, sans reine et sans couvain, tombent rapidement dans la plus complète inaction. Au contraire, dès qu’on leur donne du couvain elles reprennent toute leur activité. L’activité des abeilles au printemps s’explique par l’abondance du couvain à ce moment de l’année. Le rôle du couvain sera complété dans un autre chapitre.
Nous n’insisterons pas sur la récolte du pollen. La conformation des pattes postérieures, comportant des brosses et des corbeilles, permet aux abeilles la récolte de cette poussière fécondante des étamines que la nature produit, semble-t-il, en quantité illimitée. Dès qu’il s’agit des phénomènes de la reproduction, la nature déploie une générosité sans mesure. Il paraît nécessaire qu’une énorme quantité de produits mâles doive disparaître pour assurer la fécondation des éléments femelles. Au cours de la réduction chromatique, les spermatozoïdes, n’ayant pas besoin de réserves nutritives, sont toujours quatre fois plus nombreux que les ovules normaux. Quoiqu’il en soit de ces considérations générales, il nous suffit de constater que, pour assurer la fécondation des pistils, la nature produit une quantité considérable de pollen ou éléments mâles. C’est cette prodigieuse production végétale qui assure aux abeilles une nourriture illimitée, dès les premiers beaux jours de printemps et jusqu’aux derniers jours de l’automne. (Des pieds-d’âne dès février jusqu’au lierre à la fin de novembre.)
Tout le monde a observé le spectacle passionnant que présente l’entrée d’une ruche au printemps. Des centaines d’abeilles reviennent chargées de deux pelotes de pollen aux couleurs les plus vives : blanches, jaunes, rouges, violettes, violacées, noires, etc...
Nous nous sommes assurés, par des mesures précises que ces apports de pollen sont constants dans une ruche pendant la même période de temps. Cette constance n’avait pas été remarquée avant nous.
Voici quelques chiffres :
— en 5 minutes 50 abeilles avec du pollen ;
— en 5 autres minutes 52 abeilles avec du pollen ;
— en 5 autres minutes 48 abeilles avec du pollen.
Un mois plus tard, les chiffres seront plus élevés avec l’augmentation progressive de la population. Voici une série de chiffres observés sur une colonie à Tunis :
— le 5 février 1943 en 5 minutes 70 abeilles avec pollen ;
— le 21 février 1943 en 5 minutes 180 abeilles avec pollen ;
— le 8 mars 1943 en 5 minutes 300 abeilles avec pollen.
Le poids des pelotes de pollen a fait l’objet de pesées précises par Réaumur lui-même. Il est curieux de constater une fois de plus qu’il a toujours bien vu les points les plus délicats de la biologie des abeilles. Cet auteur a noté que 8 pelotes pèsent 1 grain, soit 6.62 mg par pelote et 13 mg environ par charge d’abeille. Nous avons vérifié l’exactitude de ces poids, mais une observation plus poussée nous a permis de constater un fait nouveau : la variation du poids de la charge totale de pollen avec celle de la température de l’air extérieur. La charge est d’autant plus grande qu’il fait plus chaud, mais si la chaleur dépasse l’optimum, les charges diminuent et même disparaissent.
Le matin, quand il fait encore très frais, les pelotes de pollen peuvent être réduites à des masses infimes, à peine colorées. A Tunis, par une belle journée ensoleillée, le 28 décembre 1942, nous avons trouvé des charges de 17 mg, soit une augmentation de 4 mg sur celles des abeilles de Réaumur, ce qui représente une augmentation du quart de la charge totale.
L’examen attentif de la grosseur des pelotes de pollen aux pattes des abeilles permet dans une certaine mesure, de juger de l’état de la colonie. La grosseur des pelotes d’une couleur donnée, doit être la même pour toutes les abeilles de la même colonie dans le même moment de la journée. Des charges différentes, non homogènes, feront suspecter une différence dans l’activité des abeilles, donc de leur force et, par là, de leur état de santé.
Une observation qui a étonné tous les naturalistes, c’est que les abeilles ne consomment jamais ce pollen en dehors de la ruche. Della Rocca note : " L’abeille n’avale jamais la molividhe (pollen) avant de la porter à la ruche. " Ce n’est pas rigoureusement exact. On peut voir en effet quelquefois, Réaumur l’a aussi observé, une abeille sortir de la ruche, venir au-devant de l’abeille chargée de pollen et se mettre en devoir de dévorer la charge. En réalité, dans l’observation de Della Rocca, c’est l’abeille qui rapporte le pollen qui ne le consomme pas en dehors de la ruche ; sa fonction consiste à aller le chercher.
Quel est le rôle de cette masse énorme de pollen, rapportée dans la ruche ? Nous disons " énorme ", car elle peut atteindre 50 kg pour une saison. Un simple calcul du nombre des abeilles qui rentrent à la ruche chargées de leur récolte, permet d’estimer cette masse à 5 ou 600 gr par jour, pour les fortes colonies, en certaines périodes favorables du printemps.
A propos de ce pain des abeilles, Della Rocca s’exprime ainsi : " ... de sorte que nous sommes dans une entière persuasion avec plusieurs célèbres naturalistes, que le mélange de la molividhe (pollen) avec le miel est très nécessaire pour conserver nos insectes en bonne santé. Cela est si vrai, que lorsque les abeilles sont obligées de vivre uniquement de miel, pour avoir épuisé leur provision de molividhe, elles sont attaquées d’une maladie qu’on nomme dévoiement, et le meilleur moyen qu’on ait imaginé pour les en guérir, c’est de leur présenter le gâteau d’une autre ruche dont les alvéoles sont garnies de cette molividhe. " " Monsieur Duchet, écrit-il dans un autre passage, établit pour principe que le miel n’est pas seulement nécessaire à la nourriture des abeilles déjà formées, mais encore à la formation des embryons et des nymphes, et même en plus grande quantité que l’on ne pense : à chaque jeune, jusqu’à son état parlait de mouche,. il en faut, à tout le moins, autant qu’en peut contenir un alvéole. "
Avec nos connaissances actuelles sur la transformation des aliments dans le tube digestif de tous les animaux, il apparaît que le pollen est l’aliment azoté par excellence des abeilles, le miel jouant le rôle d’aliment énergétique. L’abeille a besoin d’azote sous forme de protéines assimilables, et de sels minéraux pour la constitution de ses organes et leur entretien au cours de sa vie. Ces éléments se trouvent dans les grains de pollen qui représentent une des parties les plus riches de tous les végétaux.
De plus, les grains de pollen contiennent des corps gras, sous forme d’huiles végétales, et c’est probablement aux dépens de ces corps gras que serait élaborée la cire par une véritable digestion, suivie d’une sécrétion des glandes cirières. La transformation du sucre en cire serait une opération très laborieuse, alors que celle des corps gras apparaît comme plus facile, à plus haut rendement en un mot ; or la nature travaille toujours avec le minimum d’effort en accord avec le principe même de la conservation de l’énergie.
François Huber avait déjà observé que les abeilles privées de pollen pouvaient sécréter de la cire, en consommant du miel ou de la cassonade, mais qu’elles ne pouvaient pas élever de jeunes larves. Il est vrai que les abeilles privées de pollen sont encore capables de sécréter de la cire ; les essaims sécrètent ainsi en quelques heures des gâteaux volumineux, mais cette privation de pollen n’est pas un argument valable. Ne serait-ce pas à partir de leurs réserves adipeuses que les abeilles sécrètent leur cire, et ces réserves n’ont-elles pas été constituées au cours de leur vie larvaire ? Pour prendre un autre exemple qui sera plus démonstratif, nous pourrions considérer celui d’une vache sécrétant du lait. Personne ne pensera que cette vache sécrète du lait uniquement aux dépens de l’eau ingérée, si elle est maintenue à jeun pendant quelques heures dans une étable close. Il en est de même pour les abeilles privées de pollen pendant quelques jours.
Ce pollen que les abeilles rapportent dans la ruche en si grande quantité, et dont on ne retrouve aucune trace dans les alvéoles de cire, que devient-il ?
En premier lieu, on trouve des grains de pollen (parfaitement reconnaissables à leur enveloppe cellulosique) en quantité considérable dans le tube digestif des larves âgées de plus de trois jours : après la période de nourrissement exclusif à la gelée blanchâtre des premiers jours. On retrouve des grains de pollen dans le tube digestif des abeilles qui viennent de naître, à peine quelques traces. Comme l’enveloppe cellulosique des grains de pollen n’est pas digérée, et que les larves n’ont pas d’anus, il faut donc que les larves au stade pré-nymphal régurgitent la presque totalité de cette masse, et, comme on ne trouve pas trace de cette régurgitation dans les cellules qui les logent, il faut qu’elle ait été absorbée par les abeilles ouvrières adultes, dites " nourrices ". Pour se convaincre aisément de ce phénomène de régurgitation, il suffit d’isoler une grosse larve dans une cellule de verre humide, maintenue à 30-32°C, pour la voir vomir de petits cordons de pollen qui présentent encore la forme du tube digestif. Le nourrisson deviendrait-il nourrice à son tour ? D’autre part, cette nourriture régurgitée ne contiendrait-elle pas des diastases qui manquent aux abeilles adultes ? Il nous suffit pour le moment, d’indiquer ce phénomène dont nous reprendrons l’étude au chapitre de la physiologie du couvain.
Quelques heures après leur éclosion, on peut voir les jeunes abeilles se précipiter vers les cellules contenant du pollen et s’en repaître avidement.
En toutes saisons, les abeilles adultes ont l’ampoule rectale remplie de pollen. C’est la phase ultime de son utilisation avant son élimination en dehors de la ruche, sous forme de fèces solides ou liquides dans le cas de " dévoiement ", bien observé par tous les apiculteurs.
Le pollen passe donc, depuis son arrivée dans la ruche, par une série de tubes digestifs : jeunes abeilles, larves de trois à cinq jours, abeilles ouvrières. Il est enfin rejeté à l’extérieur, après que tous les éléments assimilables qu’il contient ont été extraits.
Lorsque les abeilles, pour une cause quelconque, ne possèdent plus de couvain, elles se désintéressent complètement du pollen, ne consomment plus celui qu’elles ont en réserve dans la ruche et ne vont plus en quérir du nouveau. Au contraire, si on leur donne du couvain, leur attraction pour le pollen se manifeste de nouveau.
Cette loi est en relation directe avec les deux précédentes. Elle peut se formuler ainsi : " Le pollen et le nectar fraîchement récoltés sont immédiatement emmagasinés dans les cellules qui bordent celles qui contiennent les larves du nid à couvain. " Ces cellules forment une espèce de couronne autour de celles du nid à couvain. A mesure que les larves sont operculées et que la reine étend son champ de ponte, les cellules précédemment remplies de nectar ou de pollen sont vidées et remplies par les œufs. C’est dans cette zone que viennent se retrouver les jeunes abeilles qui naissent, et celles qui reviennent des champs ; c’est là que l’on peut observer le mieux et le plus facilement " les danses en rond et en huit du pollen et du nectar " découvertes par von Frisch.
La reine-abeille, seule femelle normalement féconde de la colonie, possède une très grande fécondité, commune d’ailleurs à la plupart des insectes. Au point de vue anatomique, on peut compter environ 5000 ovules dans les deux paires de 170 oviductes qui constituent les conduits des ovaires.
Quel est le mécanisme de la ponte et quelle peut être la fécondité d’une reine-abeille? C’est ce que nous allons examiner maintenant.
La fécondité de la reine, c’est-à-dire le nombre des œufs qu’elle peut pondre, est très variable. Réaumur l’estime à 200 œufs par jour, au cours des mois d’avril et de mai ; François Huber à plusieurs centaines, sans préciser ; en utilisant la photographie hebdomadaire, Watson trouve 1280 œufs et Nolan 1380, comme moyenne quotidienne, en bonne saison ; Ch. Dadant porte cette moyenne à 2800 et Doolittle à 5000. Pour notre part, nous avons retrouvé tous les chiffres indiqués par ces auteurs selon l’importance des colonies considérées. Une seule fois, nous avons eu l’occasion d’observer une reine excessivement féconde, puisqu’elle avait pondu près de 20.000 œufs en trois jours, soit une moyenne de 7.000 œufs par jour. Ces chiffres ne sont pas des moyennes d’une saison mais correspondent en quelque sorte à une véritable explosion après le repos hivernal.
La fécondité de la reine n’est pas un phénomène isolé ; il se rattache à celui du nombre des abeilles, " au fait social " en un mot. Il doit exister un rapport entre le nombre des œufs pondus par une reine-abeille et le nombre des abeilles ouvrières capables de subvenir à l’alimentation des jeunes larves.
Comme tous les insectes, la reine-abeille est soumise aux trois facteurs qui régissent la ponte : la chaleur, l’humidité, la nourriture.
Les facteurs chaleur et humidité dépendent de la saison et du nombre des abeilles capables de les entretenir dans la zone du nid à couvain ; celui de la nourriture est en relation étroite avec la végétation et la floraison. On peut agir sur ces facteurs d’une manière expérimentale, en dehors des conditions naturelles.
Examinons tout d’abord les deux facteurs : chaleur et humidité, qui sont difficilement dissociables.
PREMIÈRE EXPÉRIENCE. — Le 7 mai 1941, à Paris, une reine-abeille est capturée dans une ruche Dadant-Blatt de 12 cadres, logeant une colonie très faible de quelques milliers d’abeilles. Ces abeilles sont incapables de créer une zone isotherme stable, propre à la ponte. Il n’existe pas dans la ruche un seul œuf ni une seule larve. Cette reine, apparemment inféconde, est placée dans une " micro–ruche ", constituée par un cylindre de verre de 8 cm de diamètre sur 10 cm de hauteur, contenant un fragment de gâteau de cire et quelques abeilles. Le cylindre est placé dans une étuve réglée aux environs de 30°C. En quelques minutes, au contact de cette douce chaleur, la reine pond dans les cellules une cinquantaine d’œufs.
La reine, apparemment inféconde, ne l’était pas ; elle n’était pas dans les conditions voulues pour pouvoir pondre.
DEUXIÈME EXPÉRIENCE. — Le 31 décembre 1941, à Paris, tous les cadres d’une ruche placée dans un jardin, ne contenant aucune trace de couvain et d’œuf, sont mis dans une caisse et apportés au laboratoire à 20°C. Les abeilles alors engourdies s’agitent au cours de ce transvasement, se gorgent de miel désoperculé, élèvent la température des gâteaux de cire, et la reine pond immédiatement une centaine d’œufs. On peut donc penser que la reprise de la ponte au printemps est en relation étroite avec l’élévation de la température extérieure.
Le phénomène inverse se passe au début des premiers froids.
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Une suite de nombreuses observations nous ont montré que la reine-abeille est toujours capable de pondre un nombre d’œufs suffisant pour les besoins de la colonie. Toutes les cellules du nid à couvain, c’est-à-dire la zone isotherme stable, sont toujours remplies d’œufs et de larves.
Un autre problème est celui de la ponte des œufs parthénogénétiques : œufs non fécondés destinés à donner uniquement des mâles. François Huber a déjà fait, sur ce sujet, un très grand nombre d’expériences, mais il nous a été possible d’approfondir un peu plus la question. D’après cet auteur, une reine vierge, fécondée au printemps, pond des œufs normalement fécondés, donnant des abeilles ouvrières pendant les onze premiers mois de sa vie. A partir de ce moment seulement, elle commence sa grande ponte d’œufs non fécondés, donnant des mâles, moment qui précède de peu l’essaimage de la colonie.
Nous avons pu constater à maintes reprises qu’il n’en était pas toujours ainsi. Nous avons vu des reines âgées d’un mois commencer leur ponte de mâles. Nous avons transporté une jeune reine ou une reine plus âgée, en train de pondre des œufs parthénogénétiques, dans une colonie faible ; immédiatement ces reines ont cessé cette ponte pour reprendre celle des œufs fécondés.
Chaque fois qu’une reine se trouve dans une colonie qui contient un certain nombre d’œufs et de larves d’ouvrières et que cette reine est retardée dans sa ponte de quelques heures, elle pond des œufs parthénogénétiques. Dès que la reine a émis un certain nombre de ces œufs non fécondés, elle reprend sa ponte normale et cela au cours de la même journée (voir le chapitre de la physiologie de la reine-abeille).
La ponte des œufs non fécondés dépend, d’une part du nombre des abeilles et, d’autre part, de la quantité de larves du nid à couvain [ A ce sujet, Della Rocca s’exprime ainsi : Il n’est pas vrai que si on laissait aux abeilles trop de ces rayons à grand yeux (cellules de grande taille) elles donneraient naissance à un très grand nombre de faux-bourdons. Ce n’est pas la quantité de ces rayons qui excite les abeilles à une production nombreuse de ces mâles, c’est la force de la république, la bonté de la saison et le besoin qu’elles en ont.].
On peut se demander ce que ferait une reine si elle n’avait à sa disposition que des cellules de mâles. Nous avons mis une reine dans ces conditions ; elle n’a pas pondu ses œufs fécondés dans ces cellules de grande taille, mais les a abandonnés tout simplement au hasard de ses déplacements. Si au contraire, on ne donne à une reine que des cellules de petite taille, elle pourra pondre des œufs non fécondés dans ces cellules, et nous aurons des mâles de la petite taille, déjà observés par François Huber.
La ponte des œufs parthénogénétiques est donc un phénomène qui n’a aucun rapport avec la taille des cellules.
Une découverte fort importante de François Huber, et dont on n’a pas mesuré toutes les conséquences, est celle de la ponte des œufs parthénogénétiques et uniquement parthénogénétiques des reines dont la fécondation a été retardée au-delà du 21e jour.
Une reine-vierge qui est empêchée de sortir de la ruche pour son vol nuptial ne pond jamais ; si la fécondation (en réalité le simple accouplement) a eu lieu au delà du 21e jour, cette reine ne pond que des œufs parthénogénétiques.
Nous avons eu l’occasion d’observer en Tunisie des reines qui étaient fécondées bien au delà du terme indiqué par François Huber : 30 jours et même 56 jours sans aucune perturbation dans leur ponte. Des reines-vierges conservées pendant plusieurs mois n’ont jamais pondu. Nous n’avons jamais pu obtenir expérimentalement le phénomène qui avait si fortement intrigué François Huber.
La dissection de la spermathèque des reines-abeilles qui pour une cause inconnue ne pondaient pas, nous l’a toujours montré dépourvue de spermatozoïdes.
Nous verrons que les essaims construisent toujours de petites cellules, puis, au bout d’un certain temps plus ou moins long (selon la population et les conditions extérieures de température et de nourriture), de grandes cellules.
Les petites cellules sont toujours construites sous l’impulsion et la présence de la reine au milieu du groupe des cirières. Nous avions l’intuition que les grandes cellules l’étaient en dehors de la présence de la reine, mais comme les abeilles se refusent à tout travail en l’absence de la reine, lorsqu’elles sont mises en essaim, le problème nous apparaissait insoluble. Une disposition particulière d’une très grande ruche nous a permis, tout à fait par hasard, de résoudre cette question. Voici les faits :
Nous avions groupé, au printemps 1942, les abeilles de trois colonies, après avoir enlevé deux des trois reines, dans une ruche vitrée de très grande dimension et d’une capacité de 400 litres. Les abeilles étaient groupées au milieu de la ruche sous des traverses de bois recouvertes de lames de verre ; elles s’étaient développées comme elles auraient pu le faire en pleine nature. Vers le mois de mai, la température et la floraison ayant été très favorables, les abeilles s’étaient multipliées en très grand nombre. Des amas d’abeilles, groupées en pelotons serrés, constituaient un peu partout des espèces de petits essaims, bien entendu sans reine. Ces groupes d’abeilles cirières ont toujours construit des cellules de grande taille, qu’elles abandonnaient du reste au bout de quelques jours pour rejoindre la masse de leurs compagnes autour du nid à couvain.
Cette observation permet de comprendre le processus de la construction des grandes cellules dans une ruche.
L’édification des " cellules royales ", destinées à l’élevage des reines parait se faire par un processus encore indéterminé. Cette édification se fait-elle spontanément, ou au contraire est-elle régie par la présence d’un œuf pondu dans une petite cellule? Lorsque l’on orpheline une ruche, les abeilles construisent plusieurs cellules royales ; dans certaines d’entre elles qui sont abandonnées, on ne trouve ni œuf, ni larve. Il semble que l’abandon suive naturellement la disparition de l’œuf ou de la larve qui n’ont pas évolué.
Lorsqu’on isole des abeilles dans une micro–ruche avec un fragment de cire gaufrée artificielle, on observe souvent, en l’absence d’une reine l’édification d’ébauches de cellules royales, ébauches qui affectent la forme d’un calice de gland.
L’essaimage constitue le moyen naturel de reproduction chez les abeilles. Della Rocca affirme à ce sujet : " Tous les apiculteurs conviennent que les essaims forment le plus grand profil des ruches. "Le nombre des essaims que jettent les ruches au printemps est extrêmement variable selon les années ; il est sous l’influence de plusieurs éléments dont les principaux sont : une température favorable et une suite de miellées abondantes.
L’auteur qui a le premier et le mieux compris les lois de l’essaimage est, sans aucun doute, le génial François Huber. Aussi exposerons-nous ses découvertes pour pouvoir les compléter par d’autres observations.
Voici les 4 faits exposés dans la dixième lettre à Ch. Bonnet :
PREMIER FAIT. — Si l’on observe au retour du printemps, une ruche bien peuplée, et gouvernée par une reine féconde, on verra cette reine pondre, dans le courant des mois d’avril et de mai, une quantité prodigieuse d’œufs de mâles ; et les ouvrières choisiront ce moment pour construire plusieurs cellules royales de l’espèce de celles que décrit M. de Réaumur.
DEUXIÈME FAIT. — Lorsque les vers éclos des œufs que la reine a pondus dans les cellules royales sont prêts à se transformer en nymphes, cette reine sort de la ruche en conduisant un essaim à sa suite : c’est une règle constante, que le premier essaim qu’une ruche jette au printemps, est toujours conduit par la vieille reine.
TROISIÈME FAIT. — Dès que l’ancienne reine a emmené son premier essaim, les abeilles qui restent dans la ruche soignent particulièrement les cellules royales, font autour d’elles une garde sévère, et ne permettent aux jeunes reines qui y ont été élevées, d’en sortir que successivement, à quelques jours de distance les unes des autres.
QUATRIÈME FAIT. — Lorsque les jeunes reines sortent de leurs ruches natales, en conduisant un essaim, elles sont encore dans l’état de virginité.
Ces faits, d’une rigoureuse exactitude, sont la base même de la science des abeilles. Il nous a été donné de compléter ces observations par celles que nous avons pu faire, en Tunisie, dans d’autres conditions de climat.
La vieille reine peut partir effectivement avec le premier essaim, au moment où les premières nymphes royales sont prêtes à éclore, mais ce cas est très rare. En général, la vieille reine est épuisée et meurt avant de pouvoir sortir avec le premier essaim. Le premier essaim que jette une ruche en Tunisie correspond donc le plus souvent à un essaim dit " secondaire " en France.
Par ailleurs, le nombre des cellules royales est toujours très élevé comme nous l’avons déjà mentionné- les moyennes de 40 à 60 cellules royales sont courantes, dans une colonie nous en avons compté 250 — et les reines qui en sortent ne le font pas successivement, mais par groupes de plusieurs dizaines.
Les reines qui sont libérées par les abeilles chantent depuis plusieurs jours et sont capables de voler immédiatement ; les combats mortels qu’elles se livrent normalement dans la ruche, se déroulent en Tunisie au sein même de la masse des abeilles qui se sont regroupées en essaim. Il y a là des modifications locales nullement en contradiction avec les observations de François Huber.
Le processus de l’essaimage nous semble plus complet en Tunisie qu’en France, en raison de la température et de la plus grande activité des abeilles.
Ayant eu à notre disposition une souche d’abeilles italo-américaines particulièrement douces et réputées peu essaimeuses, nous les avons vues essaimer normalement en Tunisie. Il semble donc bien que la sélection des abeilles à caractère peu essaimeur est une utopie. Della Rocca envisageait le problème d’une toute autre manière : " Pour avoir, écrit-il, des essaims en plus grand nombre, il est nécessaire de composer ses ruches d’essaims d’une belle espèce et féconde ; car, parmi ces insectes ainsi que parmi les autres animaux, il y a des républiques qui sont plus ou moins fécondes en essaims ; un propriétaire attentif ne tardera pas à découvrir cette différence parmi les ruches qu’il élèvera. Il suffira qu’il marque tous les essaims provenant de ruches qui ne sont ni assez fécondes, ni assez actives, et lorsque le nombre de ses ruches sera rempli et qu’il voudra faire périr le surplus, il choisira les infécondes et les paresseuses. "
Cette sélection des abeilles, dont nous verrons l’importance dans un autre chapitre, est la pierre angulaire de la science apicole. C’est pour ne l’avoir pas pratiquée que les plus belles régions apicoles françaises se sont peu à peu stérilisées en abeilles.
Au printemps, lorsque la température est favorable et les fleurs abondantes, un certain nombre d’abeilles quittent tumultueusement « en jet de vapeur » leur ruche natale, pour se regrouper au bout de quelques minutes en une masse compacte, suspendue à une branche d’arbre. Cet acte physiologique s’appelle, « l’essaimage », son résultat est « l’essaim ». Selon la latitude et la région considérée, l’essaimage sera plus ou moins précoce, mais le phénomène sera toujours identique à lui-même. Cette époque est la même à quelques jours d’intervalle pour une région déterminée, en étroite relation avec les floraisons, locales. En Tunisie, selon les régions, l’essaimage peut avoir lieu vers le milieu de décembre et le début de janvier dans les pays à romarins, si la floraison a été normale avec des pluies d’automne précoces ; dans d’autres régions, l’essaimage a lieu vers la fin mars — début d’avril ; en Provence, en avril–mai ; dans la région parisienne, de la mi-mai à la mi-juin.
Un essaim est toujours composé d’un certain nombre d’abeilles-ouvrières (plusieurs milliers), de quelques mâles (une centaine), et d’une ou plusieurs reines, selon qu’il s’agit d’un essaim primaire ou d’un essaim secondaire. La présence de la reine dans un essaim primaire est un fait tellement certain que, si l’on enlève cette reine d’un essaim qui vient de sortir d’une ruche, toutes les abeilles, désorientées, y retournent immédiatement.
Un essaim, normalement constitué, ayant à sa tête une reine en bon état, ne retourne jamais à sa ruche natale. Pour qu’un essaim soit naturel et normal, il faut trouver dans la colonie qui lui a donné naissance des cellules royales contenant des nymphes prêtes à se métamorphoser en reines adultes.
Un essaim n’est pas naturel et ne correspond pas à la définition que nous en donnons, si toutes ces conditions ne sont pas réunies.
Nous n’aurons pas un essaim naturel si toutes les abeilles d’une colonie abandonnent leur ruche au printemps, n’y laissant que des gâteaux de cire, vides de couvain, de pollen et de nectar ; c’est ce que les apiculteurs appellent « essaims de Pâques » ; de même, si les abeilles désertent leur ruche en masse au cours de la belle saison en abandonnant un certain nombre de larves à différents stades de leur évolution.
L’essaimage étant la forme de reproduction naturelle des abeilles, il faut que l’essaim possède en lui tous les éléments nécessaires à son évolution ultérieure et que la colonie qui lui a donné naissance soit capable de se reconstituer pour donner d’autres essaims dans la même saison, si la température se maintient favorable, mais surtout d’autres essaims l’année suivante.
Nous ne nous occuperons pour le moment que du comportement de l’essaim lui-même. Nous essayerons d’expliquer les termes populaires de « ruche-mère », de « ruche-mâle » et cette expression berrichonne « châtrer les abeilles » ou « couper la mouche ».
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L’essaim naturel, composé de plusieurs milliers d’abeilles-ouvrières, de quelques mâles et d’une reine constitue le point de départ initial d’une colonie d’abeilles. Il peut être comparé à une graine, à un œuf, à un embryon à terme.
Après le départ tumultueux des abeilles d’une ruche, le regroupement de ces mêmes abeilles autour de la reine constitue, le premier « acte social » de ces insectes. Dès la formation de l’essaim, nous retrouvons cette nécessité biologique de la vie en société. Une abeille isolée peut vivre quelques jours dans certaines conditions de température, d’humidité et de nourriture ; un mâle et une reine, quelques heures à peine.
L’essaim s’étant constitué, comment va-t-il se comporter ? C’est ce que nous allons examiner. Tout d’abord, les essaims se différencient à leur origine par leurs poids ou le nombre des abeilles qui les composent. Un essaim peut avoir de 10.000 à 60.000 abeilles. Au-dessous de 10.000 nous avons souvent à faire à des colonies rachitiques non viables ; au-dessus de 40.000, nous avons un essaim formé par la réunion de deux ou trois essaims qui sont sortis simultanément de plusieurs colonies et qui se sont groupés. Ces réunions sont quelquefois définitives, mais elles peuvent se scinder en autant de groupes qu’il y a de reines-mères fécondes.
Réaumur, pesant les abeilles d’un essaim, a trouvé, pour un poids de 8 livres, 43.000 abeilles : 168 mouches pesant une demi-once.
Charles Buttler dit que : « 4.480 abeilles font à peu près une livre anglaise. » Il apprécie de cette façon le mérite des essaims :
En 1806, Stanislas Beaunier déclare que ses essaims de 8 et 10 livres ont toujours été les meilleurs.
Nous avons cité ces quelques documents pour montrer l’importance que les anciens apiculteurs attachaient au poids des essaims.
Quel que soit le poids des essaims, tous se comportent de la même manière si les facteurs physiques qui les entourent sont favorables.
Prenons comme point de départ un essaim de 2 kg, c’est-à-dire d’environ 20.000 abeilles, suspendu sous une branche de bois rugueux. Les abeilles, ainsi groupées, prennent la forme d’une demi-sphère légèrement déformée par l’action de la pesanteur sur la masse des abeilles. Si le temps est favorable, des chaînes cirières se forment immédiatement et en quelques heures, nous verrons apparaître l’ébauche d’une série de petits gâteaux de cire blanche, parallèles les uns au autres. La distance qui les sépare, de centre à centre, est de 35 à 38 mm. Il y aura 5 gâteaux de tailles différentes, mais symétriques par rapport au gâteau central ; celui-ci aura une base de 20 cm et une hauteur de 25 à 30, avec une forme légèrement ovalaire, en fer de lance tronquée. Les deux gâteaux extérieurs seront plus courts et moins hauts. Les abeilles, dans leur construction, tendent ainsi à se rapprocher du volume de la demi-sphère, qui est le volume maximum, pour une surface rayonnante minimum.
Dès le lendemain, à mesure que se poursuit la sécrétion de la cire, quelques abeilles partent aux champs et reviennent avec des pelotes de pollen aux pattes postérieures. Après s’être posées sur la surface de l’essaim ; elles pénètrent au milieu de la masse des abeilles-cirières immobiles et totalement indifférentes.
A ce moment, si l’on écarte les abeilles avec un peu de fumée, on peut observer du nectar liquide dans les cellules de la partie supérieure des gâteaux du centre, une couronne de cellules contenant du pollen de différentes couleurs et des œufs dans les cellules de la partie centrale des gâteaux de cire. Les pans des cellules n’ont pas encore atteint leur hauteur définitive. Toutes les cellules que construisent les abeilles d’un essaim, sont toujours des cellules de la petite taille, destinées à l’élevage des abeilles-ouvrières.
La température centrale de la masse des abeilles, après avoir atteint 38 à 39°C au moment de la réunion, s’abaisse progressivement pour se maintenir d’une manière constante aux environs de 30°C.
Au bout de quelques jours, la croissance des gâteaux de cire cesse, mais la masse des abeilles les recouvre toujours dans leur totalité. Pendant les heures chaudes de la journée, les abeilles s’écartent les unes des autres ; au contraire, pendant la nuit, elles se rassemblent et s’immobilisent autour des gâteaux qu’elles protègent comme un véritable « manteau vivant ».
Lorsque les écarts de la température extérieure sont faibles, ne dépassant pas quelques degrés aux alentours de 30°C, et que l’atmosphère est chargée d’humidité, les deux gâteaux extérieurs peuvent contenir des œufs et des larves. Au contraire, si les écarts de température nocturne et diurne sont trop considérables, ces deux gâteaux extrêmes ne contiennent que du nectar ou du pollen, et servent, en quelque sorte, de parois protectrices.
Pendant les 21 premiers jours de son établissement, avant la naissance des premières abeilles, issues des œufs pondus, le nombre des abeilles de l’essaim tend à diminuer, par la mort naturelle d’un certain nombre d’entre elles. Le taux de la mortalité doit être très faible : quelques centaines à peine. En aucun cas, le manteau vivant qui recouvre l’ensemble des gâteaux de cire ne doit diminuer en épaisseur d’une manière sensible à l’œil de l’observateur, et encore moins devenir un haillon.
ÉTAT DE LA COLONIE. — 1° Au 21e jour. — Les premières abeilles vont naître à l’état d’imago, nous nous trouvons devant les données suivantes :
Nombre total des gâteaux de cire : 5 ; surface totale : 25 à 30 dm2, représentant 20.000 à 24.000 cellules. On peut admettre que les 20.000 abeilles ont édifié 24.000 cellules, élevé 20.000 larves et accumulé de deux à trois kg de miel.
A partit de ce 21e jour, la population va s’accroître quotidiennement de plusieurs milliers d’abeilles qui vont prendre part aux travaux de la colonie : récolte, élaboration de nouvelles cellules. La reine va pondre, non seulement dans ces nouvelles cellules, mais, de nouveau, dans les premières, libérées de leur contenu par la naissance des jeunes abeilles.
2° Au 43e jour. — La colonie se présentera de la façon suivante :
- 60 à 70 dm2 de gâteaux de cire comptant 48.000 à 56.000 cellules ;
- 40.000 larves à tous les stades de leur développement ;
- une réserve de miel de 10 à 12 kg ;
- une population de 40.000 abeilles.
Si la saison se maintient favorable, la colonie pourra encore se développer et compter en fin de saison, une population de 80.000 à 100.000 abeilles et une réserve de 25 à 30 kg de miel.
Tel est, approximativement et schématiquement, le développement d’une colonie d’abeilles dans les semaines qui suivent son établissement. Certains facteurs peuvent intervenir pour modifier ce développement ; nous les étudierons dans d’autres chapitres. L’un des plus importants, et le plus méconnu des praticiens, est la mortalité considérable des abeilles mêmes de l’essaim dans les quelques jours qui suivent son établissement ; cette mortalité peut aller jusqu’à 60 % de l’effectif primitif. A cette mortalité des abeilles peut s’ajouter celle des larves à tous les stades de leur développement, lorsque les abeilles ne peuvent pas entretenir dans une ruche trop grande les conditions normales de température et d’humidité propres à la vie des larves. Ainsi Sylviac écrit : « Un essaim de 10.000 abeilles, installé fin juin sur 15 cadres, en ruche à double paroi, est réduit à 4.500 abeilles en septembre. »
Malgré sa double paroi cette ruche était manifestement trop grande pour un essaim d’un kg.
En résumé :
- Un essaim aura d’autant plus de valeur qu’il sera plus précoce.
- Un essaim doit toujours être enruché dans une ruche suffisamment petite pour qu’il puisse en occuper tout le volume.
« Tous les apiculteurs savent combien l’essaimage naturel est incertain » écrit Langstroth. Tandis que certaines colonies donnent plusieurs essaims, d’autres, également nombreuses en abeilles et aussi bien approvisionnées, ne se décident pas à essaimer. » Della Rocca constate, comme nous l’avons déjà noté que « les essaims forment le plus grand profit des ruches ». Ces raisons nous font comprendre la recherche d’une solution par l’essaimage artificiel.
La pratique de l’essaimage artificiel remonte aux temps les plus anciens. Voici la technique encore courante au XVIIIe siècle dans l’île de Favignana, petit rocher situé dans la Méditerranée, à peu de distance des côtes de la Sicile, rapportée par François Huber.
« Les industrieux Favignanais construisent leurs ruches en bois : ce sont des caisses carrées longues dont les fonds antérieurs et postérieurs sont mobiles ; la caisse elle-même étant ouverte par le bas, repose sur son tablier : c’est avec ces ruches qu’ils pratiquent leur essaim de la manière suivante. Le printemps étant de beaucoup plus précoce chez eux que chez nous, ils peuvent procéder dès le mois de mars à la multiplication des ruches. Dès que les abeilles rapportent des pelotes, ils jugent le temps favorable à cette opération ; ils transportent alors la ruche à une certaine distance du rucher, ils l’ouvrent par le fond postérieur et chassent les abeilles avec de la fumée dans la partie antérieure, ils y coupent quelques gâteaux, qui contiennent ordinairement du miel ; chassant ensuite les abeilles dans la partie postérieure, ils prennent un certain nombre de rayons dont les uns sont vides, les autres remplis de couvain de tout âge (couvain d’ouvrières qu’ils appellent latins), ils transportent aussitôt ces rayons dans la nouvelle ruche qu’ils tiennent pour cela renversée et ouverte par dessus, ils les établissent dans le même ordre où ils les ont trouvés dans ruche-mère, et les font tenir au moyen de chevilles qui traversent depuis le dehors : cela fait, ils portent cette nouvelle ruche à la place de l’ancienne, et éloignent celle-ci à cinquante pas du rucher ; les abeilles qui reviennent de la campagne, trouvent une ruche analogue à celle dont elles étaient sorties, s’y logent, élèvent le couvain et prospèrent. »
On peut se rendre compte de l’ingéniosité et de la perfection de cette méthode qui remonte à Columelle ; mais jusqu’à la découverte fondamentale de la transformation d’une larve destinée à donner une abeille-ouvrière en une larve donnant une reine, par le philosophe allemand Schirach, aucun apiculteur ne savait exactement ce qu’il faisait. En fait, le procédé de Favignana est une division de colonie ou la constitution d’un essaim naturel possédant en plus un certain nombre de rayons. Il n’est pas certain que ces apiculteurs n’attendaient pas la présence de cellules royales naturelles pour procéder à cette opération bien que François Huber n’en dise rien. Ils évitaient ainsi une grande perte de temps.
Le procédé de Lombard, qui est encore utilisé de nos jours par les apiculteurs sous le nom d’« essaimage artificiel par tapotement », consiste à faire passer une partie des abeilles d’une ruche en paille dans une autre, vide, en ayant soin d’y faire pénétrer la reine. Cette ruche est placée à une certaine distance de la ruche-souche et les abeilles se comportent comme celles d’un essaim.
Avec les ruches à cadres, la mise en essaim d’une colonie est une opération des plus aisées. Il suffit de brosser devant une ruche vide, les abeilles de tous les cadres pris individuellement. L’opération pratiquée par les Favignanais est rendue particulièrement facile, d’une part par la mobilité des cadres et de l’autre par la possibilité de se rendre compte de la puissance de la colonie.
L’essaimage artificiel, quelle que soit la technique mise en œuvre, peut rendre de grands services à l’apiculture, mais il nécessite pour sa réussite une connaissance très exacte de la localité au point de vue mellifère ; de toute manière il ne peut être pratiqué que dans des limites de temps très faibles, se rapprochant le plus possible de la période naturelle de l’essaimage.
... La suite dès que possible ...
La ruche « en livre » ou « en feuillets » a été conçue, réalisée et expérimentée par François Huber au cours de ses recherches sur les abeilles. Cette ruche, qui est l’ancêtre de toutes les ruches modernes, a permis à son inventeur de faire les observations les plus originales qui aient été réalisées jusqu’à ce jour sur les abeilles. Cette ruche, qui a déjà donné tant de résultats aussi remarquables entre les mains de son inventeur, n’a pas fini sa carrière en dépit de l’abandon dans lequel elle est tombée au cours de ces dernières années, abandon dû probablement à sa mauvaise utilisation. L’étude de cette ruche, base de toute l’apiculture théorique et pratique, fera l’objet de ce chapitre.
Pour être exact, nous devons dire que Réaumur avait déjà eu l’idée d’une ruche extra plate, ne comportant qu’un seul gâteau de cire entre deux vitres ; mais cette réalisation du grand biologiste n’enlève aucun mérite à l’œuvre de François Huber. Sa ruche dépasse et par sa conception et par son utilisation tout ce que Réaumur avait imaginé.
Le principe de la ruche François Huber (ruche F.H.) est basé sur une observation nouvelle de son auteur, observation qui avait échappé à ses prédécesseurs. Ce savant remarque en effet pour la première fois [« ... Ceci me conduit à une observation que je crois nouvelle : en nous faisant admirer le parallélisme que ces mouches suivent constamment dans la construction de leurs gâteaux, les naturalistes n’ont pas fait attention à un trait de leur industrie ; à l’égale distance que les abeilles mettent toujours entre ces gâteaux. Mesurez l’intervalle qui les sépare, et vous le trouverez pour l’ordinaire de quatre lignes (9 mm). On sent bien que s’ils eussent été trop éloignés les uns des autres, les abeilles auraient été fort dispersées, elles n’auraient pas pu se communiquer réciproquement leur chaleur et le couvain n’aurait pas été suffisamment échauffé. Si au contraire les gâteaux eussent été trop rapprochés, les abeilles n’auraient pas pu cheminer librement entre eux, et le service de la ruche en eût souffert. Il fallait donc qu’ils fussent séparés par une certaine distance, toujours la même ... »] que non seulement les abeilles construisent des gâteaux de cire aux cellules hexagonales parfaites, perfection qui a fait l’objet de nombreuses recherches géométriques et mathématiques, mais que la disposition des gâteaux est soumise à une loi. Cette loi est celle de l’écartement des gâteaux entre eux. Ils sont en effet disposés parallèlement les uns aux autres, et la distance de centre à centre de chacun d’eux est à peu près exactement de 36 à 38 mm. François Huber imagine donc une ruche composée de châssis ou cadres à l’intérieur de chacun desquels les abeilles construisent un rayon et un seul rayon. Pour amorcer le travail des abeilles et les faire continuer dans le plan du cadre, l’auteur imagine de fixer un petit gâteau comme amorce. Il suffit actuellement avec la découverte de la cire gaufrée, d’en prendre une petite lame pour remplacer le gâteau primitif.
François Huber fait donc construire un châssis ou cadre en bois sec ayant environ un pied carré (le pied vaut 324 mm) un peu plus haut que large. La hauteur et la largeur du châssis peuvent varier, l’épaisseur, par contre, qui est de 35 à 38 mm, doit être rigoureusement fixe. Les deux extrémités sont fermées par des cadres vitrés. La ruche F. H. est indéfiniment extensible par l’adjonction de nouveaux cadres, tout en restant continuellement et rigoureusement proportionnée à la population de la colonie qui y est logée.
Chaque cadre porte en outre, à quelques centimètres de sa base, une petite ouverture circulaire de 1 cm de diamètre; cette ouverture détermine l’orientation de la ruche. Nous pouvons parler d’une paroi antérieure, droite, et gauche ; chaque cadre étant numéroté, chaque face des gâteaux de cire est définie d’une manière parfaite. La surface des trous de vol est toujours proportionnée au nombre des abeilles. En remplaçant une paroi vitrée par une paroi grillagée et en obturant les trous de vol par des bouchons, on pourra retenir les abeilles prisonnières sans risque d’asphyxie pendant plusieurs jours; on pourra de cette façon déplacer la ruche à de grandes distances avec la plus grande facilité.
La ruche F.H. décrite, voyons son utilisation pratique dans les différentes opérations apicoles du rucher.
Rien n’est plus aisé que d’établir un nouvel essaim dans une ruche F.H. On réunit 4 ou 5 cadres selon la force de l’essaim, en ayant soin de placer, au centre, un cadre de couvain sans les abeilles, prélevé dans une autre colonie. Les abeilles très attirées par le couvain s’y porteront en masse et la reine ne tardera pas à rejoindre le gros de la troupe. Lorsque les abeilles seront bien groupées, en une masse compacte, on ajoutera ou on enlèvera les cadres en moins ou en plus, de telle façon que le volume total de la ruche soit exactement proportionné au nombre des abeilles de l’essaim. Il est en effet très difficile en dehors de la pesée que l’on ne peut pas toujours pratiquer, d’apprécier exactement la population d’un essaim, la ruche F.H. vous en dispense.
En période favorable, l’essaim peut « doubler » de volume en un mois et « quadrupler » en deux mois. Au moment des premiers froids, l’essaim doit occuper de 10 à 12 cadres pour être capable de passer l’hiver dans des conditions satisfaisantes.
L’un des avantages de la ruche F.H., souligné du reste par son inventeur est celui de pouvoir multiplier les abeilles à volonté [François HUBER dans le second tome de ses Nouvelles observations sur les abeilles nous a laissé de très nombreuses observations sur la conduite économique des abeilles, mais beaucoup de ses notes n’ont pas été publiées. Ses héritiers pourraient-ils les communiquer, s’ils les possèdent encore ? Ce serait un grand service à rendre à l’apiculture]. Au printemps, en effet, au moment de la plus belle période florale, lorsqu’une ruche compte de 16 à 20 cadres, il est très facile d’obtenir deux colonies de la manière suivante.
On divise la ruche en deux parties; une moitié augmentée d’un ou deux cadres est laissée sur place; l’autre également augmentée d’un ou deux cadres est fermée par une paroi grillagée et ses trous de vol obturés par des bouchons, elle est ensuite transportée dans un local obscur et frais.
Que va-t-il se passer ? Jusqu’à présent, nous n’avons pas parlé de la reine ; mais comme il n’y en a qu’une, elle se trouve nécessairement dans l’une des deux moitiés. Le lendemain ou le surlendemain de l’opération de scindage, on examine les cadres de la moitié de la colonie demeurée à l’emplacement de la souche. Si les abeilles ont élevé des cellules royales, la reine est dans l’autre moitié. Celle-ci sera transportée dans un autre emplacement et les abeilles libérées ; nous aurons réalisé une espèce d’essaimage avec un certain nombre de rayons.
Si les abeilles n’ont pas ébauché de cellules royales c’est que la reine se trouve dans cette moitié laissée sur place ; on la portera à un autre emplacement et la moitié sans la reine prendra sa place.
Cette multiplication des abeilles correspond à celle des habitants de Favignana, mais considérablement améliorée.
Lorsqu’on dispose d’un certain nombre de reines, on peut diviser une ruche F.H. en portion de 5 à 6 cadres, chaque portion recevra une reine, sauf celle qui possède la reine régnante. La seule précaution qu’il faille prendre c’est de ne pas constituer des colonies trop faibles qui seraient alors vouées à la mort n’étant pas capables de se défendre.
Tous les apiculteurs considèrent que l’essaimage naturel est un ennui considérable dans leur travail. La surveillance des essaims et leur capture sont des tâches assujettissantes, et bien souvent des essaims s’échappent et sont irrémédiablement perdus pour leur propriétaire. Il est souvent difficile de surveiller en même temps l’essaimage de plusieurs ruchers situés a plusieurs kilomètres les uns des autres, comme c’est la règle dans les grandes exploitations apicoles. Après ce que nous venons de dire sur la multiplication des abeilles avec la ruche F.H., on aperçoit tout de suite que l’essaimage naturel tombe sous le contrôle de l’apiculteur : deux procédés peuvent être mis en œuvre, augmentation de volume des ruches par adjonction de nouveaux cadres, division des colonies les plus populeuses.
A la fin de la saison mellifère, la récolte consistera à enlever les cadres remplis de miel, qui sont toujours les cadres les plus extérieurs. Cette récolte se fera d’une façon rationnelle, parce que l’apiculteur saura toujours d’une façon précise les quantités de miel qu’il laisse à la colonie d’une part, et que, d’autre part, il n’apportera aucune perturbation dans la disposition du nid à couvain.
L’un des autres avantages de la ruche F. H., avantage qui sera particulièrement sensible aux apprentis apiculteurs, est la possibilité de faire de l’apiculture sans piqûres. Voici ce qu’en écrit l’auteur :
« Vous n’aurez donc jamais aucun obstacle à vaincre pour ouvrir la ruche ; vous n’aurez pas même de piqûres à craindre ; car c’est encore là une des propriétés les plus singulières et les plus précieuses de cette construction, de rendre les abeilles traitables. Je vous appelle, Monsieur (il s’agit de Ch. Bonnet), en témoignage de ce fait; j’ai ouvert en votre présence tous les cadres d’une de mes ruches les plus peuplées, et vous avez été fort surpris de la tranquillité des abeilles. Je ne veux pas d’autre preuve de mon assertion; mais j’ai dû répéter celle-là parce qu’en dernière analyse c’est de la facilité qu’ont ces ruches de se laisser ouvrir à volonté, que dépendent tous les avantages que j’en attends pour le perfectionnement de la science économique des abeilles. »
Au cours de la belle saison, les abeilles mettent en réserve, sous forme de miel operculé, le surplus du nectar rapporté dans la ruche. Les quantités de miel ainsi mises en réserve sont très variables d’une colonie à l’autre et variables au cours des différentes années. Quel est le rôle de ce miel dans l’économie de la ruche ? La croyance commune est que ce miel servira de nourriture aux abeilles pendant la mauvaise saison hivernale. Cette croyance n’est pas tout à fait exacte. Les abeilles présentent une « diapause hivernale » qui les dispense de se nourrir, le miel ne serait alors qu’un aliment énergétique consommé en très petite quantité pour assurer les pertes calorifiques de la ruche. La consommation hivernale du mois d’octobre au milieu de février est d’environ 4 à 5 kg par colonie dans la région parisienne, mais, dans les semaines qui vont suivre les premiers beaux jours, cette consommation va augmenter d’une manière considérable. En effet, à ce moment, les abeilles passent du repos hivernal à l’activité printanière et, avec le premier pollen récolté, elles vont élever un grand nombre de jeunes. La chaleur influence directement la reine, qui reprend sa ponte interrompue par les premiers froids ; le miel joue alors le rôle de réserve pour cet élevage de jeunes. Plus importante a été la quantité de miel récolté au cours de la belle saison précédente, plus les abeilles élèveront de jeunes et formeront une colonie puissante dès l’apparition des grandes miellées, et à ce moment la colonie jettera de nombreux et gros essaims. Donc, enlever trop de miel aux abeilles c’est les empêcher de se multiplier, d’où l’expression latine « castrare » pour désigner la récolte de miel. Une expression identique s’est conservée dans le Berry, on dit que le mouchier « coupe la mouche » quand il fait la récolte de miel.
L’exploitation des abeilles doit tenir compte de ce rôle essentiel du miel dans la biologie des abeilles. On ne peut donc pas en même temps récolter du miel dans une colonie et la multiplier, soit par essaimage naturel, soit par division artificielle. Si l’on veut obtenir une quantité déterminée de miel, on doit chercher à obtenir cette quantité par un nombre correspondant de colonies et non par des prélèvements intempestifs, qui auront pour résultat final la disparition progressive, mais certaine, de toutes les abeilles. On doit toujours avoir à l’esprit que chaque kilo de miel enlevé à un rucher correspond à un nombre d’abeilles déterminé qui n’existera pas pour la récolte au printemps suivant.
Avec les ruches à cadres du type Dadant-Blatt ou Langstroth, l’apiculteur devra laisser à ses colonies une quantité de miel suffisante, non seulement pour passer l’hiver, mais surtout pour pouvoir se multiplier au printemps. L’impossibilité dans laquelle on s’est trouvé au cours de ces dernières années de trouver des essaims à acheter - même à prix exorbitant - provient de récoltes massives opérées dans toutes les colonies, en raison de la pénurie des matières sucrées. L’apiculteur tuait en quelque sorte la poule aux œufs d’or.
Quelle est la quantité de miel que l’on doit laisser aux abeilles ? La réponse est variable suivant la région considérée, la longueur de l’hiver, l’importance et la succession des miellées. Nous répondrons : « Tant que vous n’avez pas atteint le nombre de ruches que vous désirez exploiter, il faut tout laisser ; à partir de ce moment, vous laisserez aux abeilles en moyenne de 20 à 25 kg de miel par colonie. »
Si le miel joue un rôle important en hiver, son rôle n’est pas négligeable en été. A ce moment, en effet, la chaleur et la sécheresse tendent à augmenter la température intérieure de la ruche, les gâteaux remplis de miel serviront par leur masse de « volant de température », s’échauffant très lentement pendant la journée pour rendre la nuit la chaleur accumulée. Les abeilles luttent elles-mêmes d’une manière active en ventilant, mais pour cette ventilation, il leur faut un carburant qui est le miel. Si l’on enlève donc tout le miel d’une colonie aux approches de l’été, sous prétexte que les abeilles n’ont pas froid, on leur enlève tout moyen de défense. Dans les pays tempérés aux étés relativement courts, le rôle du miel est réduit, mais il prend une importance capitale dans les pays chauds et secs comme la Tunisie.
En résumé, le miel fait partie intégrante d’une colonie d’abeilles, et, sous aucun prétexte et dans aucun cas, il ne doit manquer complètement. Une bonne précaution et que nous conseillons vivement d’observer c’est de donner aux abeilles, dès l’établissement de l’essaim, après la ponte de la reine, une certaine quantité de miel, par petites doses répétées tous les soirs. Avec quelques kilos de miel, acquis sans effort l’essaim deviendra plus robuste et sera à même de passer convenablement son premier hiver.
Le miel joue également le rôle d’un volant pour l’élevage des larves au cas d’un arrêt subit de la miellée. On sera étonné à ce moment de la consommation énorme qui se fait dans la ruche. Des miellées mêmes importantes, séparées par des périodes de sécheresse ne produisent en définitive que des récoltes dérisoires, c’est ce qui arrive malheureusement trop souvent sous nos climats. Pour que la récolte soit bonne, il faut donc une miellée continue pendant plusieurs semaines ou plusieurs mois d’où la pratique de la transhumance des ruches ou « pastorale » que nous traiterons au chapitre suivant.
Le nourrissement artificiel des abeilles est une pratique très ancienne et encore couramment utilisée. En quoi consiste-t-il ? A quoi correspond-t-il ?
Dans la majorité des cas, il consiste à donner aux abeilles des plaques de sucre que l’on pose au-dessus des rayons pour aider les abeilles à passer des hivers longs et rigoureux. Nous déconseillons cette pratique, il vaut mieux laisser aux abeilles des provisions suffisantes de miel à l’automne que de courir le risque de les voir périr en hiver ou au début du printemps, et de se donner beaucoup de mal à subvenir tardivement à leur besoin. Personne ne peut prévoir la durée de l’hiver et les intempéries d’un printemps tardif ; il vaut donc mieux laisser trop que pas assez, nous renvoyons le lecteur au chapitre précédent.
La distribution de miel ou de sirop de sucre au printemps dès que les abeilles commencent à sortir et rapportent du pollen, est une pratique courante connue sous le nom de « nourrissement stimulant ou spéculatif ». L’idée de pousser le développement du couvain avant la grande floraison pour que la colonie ait à ce moment un grand nombre de butineuses est excellente et parfaitement rationnelle. Les plants de certains primeurs sont mis dans des serres chauffées dès la fin de l’hiver pour être repiqués en pleine terre avec les beaux jours. A partir du moment où l’on veut exploiter les abeilles comme un animal domestique, il faut en quelque sorte les pousser artificiellement. Quelles sont les modalités de ce nourrissement ? Et pourquoi les avis sont-ils si partagés ? Pour une raison bien simple, ce nourrissement est souvent donné à contretemps, d’où le terme de « spéculatif ». Il faut en effet récolter une quantité de miel supérieure à celle que l’on récolterait sans nourrissement, et ce n’est ’pas toujours le cas.
Le nourrissement stimulant doit être commencé à une date qui est essentiellement variable d’une année à l’autre pour la même région, et tout à fait différente pour des régions éloignées. L’apiculteur se guidera d’abord sur le comportement des abeilles et sur la connaissance exacte des floraisons de sa localité. On doit savoir sur quoi les abeilles récolteront lorsque le nourrissement cessera.
Prenons le cas de la région parisienne avec la floraison des marronniers d’Inde qui débute aux alentours de la mi-avril. On commencera le nourrissement vers le 15 mars, après que les abeilles par leur activité et les apports massifs de pollen nous ont renseignés sur leur élevage naturel de couvain. A partir de ce moment, on distribuera tous les soirs, ou tous les deux soirs, aux colonies les plus puissantes un sirop épais de sucre mélangé à un peu de miel liquide. Les quantités de sirop ainsi distribuées doivent être suffisantes pour activer l’élevage des larves, mais insuffisantes pour être mis en réserve sous forme de miel operculé. Selon les colonies les quantités distribuées varieront de 200 à 500 cc. On cessera le nourrissement dès la pleine floraison, quitte à le prolonger de quelques jours s’il survient une période de froid et de pluie. L’opération aura pleinement réussie si l’on parvient à posséder de nombreuses et jeunes abeilles exactement au moment où elles auront de grosses récoltes à faire.
On voit que le nourrissement est une opération délicate et qui ne peut être bien menée que par un apiculteur expérimenté. Il ne s’agit pas en effet de nourrir des colonies et de les sauver de la famine, mais d’obtenir que les abeilles transforment du sirop en jeunes abeilles, prêtes pour la récolte.
Dans certaines régions, entre la floraison du printemps et celle d’automne, il existe une période creuse, pendant laquelle les abeilles n’ont rien à butiner; les apiculteurs qui connaissent ces particularités pratiquent alors « le nourrissement d’été » en vue de la deuxième récolte.
Une excellente pratique consiste après la dernière récolte, quelques semaines avant les grands froids, à compléter les réserves des abeilles par une distribution massive de sirop de sucre tiède. A l’inverse du nourrissement stimulant qui doit se faire par petites quantités répétées, le nourrissement d’automne sera massif et complet en une ou deux fois. On distribuera de 4 à 5 litres à quelques jours d’intervalle. Cet apport massif sera immédiatement mis dans les cellules et servira aux abeilles à se préparer au repos hivernal ; par ailleurs, il complétera les provisions d’hiver dans le cas où elles auraient été sous-estimées.
Le nourrissement des abeilles par les distributions de sirop de sucre que nous venons d’indiquer n’est possible que pour quelques colonies, il deviendrait trop onéreux pour un gros rucher. Les apiculteurs ont donc imaginé et depuis les temps les plus reculés à déplacer leurs colonies au cours des différentes saisons de l’année pour les faire bénéficier de plusieurs floraisons. Réaumur signale que les Anciens Egyptiens déplaçaient leurs ruches en bateau en leur faisant descendre le cours du Nil. Les abeilles profitaient ainsi d’une succession ininterrompue de miellées.
Réaumur signale également qu’à son époque les apiculteurs du Gâtinais avaient l’habitude de déplacer leurs ruches, soit en Sologne les années sèches, soit en Beauce les années humides.
Dans la région des Landes, on transporte les abeilles dans les bois d’acacias au printemps pour les ramener à la bruyère le reste de la saison.
Dans la région du Var et des Alpes Maritimes, les ruches parcourent un véritable circuit : après avoir passé l’hiver sur la côte près de la mer, elles sont transportées à l’intérieur pour la floraison du romarin, puis au cœur de l’été, elles sont montées dans les champs de lavandes.
En Australie, les ruches sont constamment déplacées, suivant exactement les floraisons des différentes variétés d’eucalyptus. Nous ne citerons que pour mémoire l’Amérique qui a porté cette technique à un grand degré de perfectionnement. Il faut savoir qu’un déplacement en altitude de quelques centaines de mètres est souvent beaucoup plus avantageux qu’un parcours en plaine de plusieurs dizaines de kilomètres.
Quoi qu’il en soit la transhumance ou pastorale est la seule méthode véritablement intéressante à employer pour les ruchers industriels. Ces transports présentaient jadis de grandes difficultés, surtout lorsque les distances étaient un peu longues et qu’on ne pouvait employer que des chevaux ou des mulets, animaux extrêmement sensibles aux piqûres des abeilles. Avec les moyens mécaniques le transport devient un jeu d’enfant, nous n’insisterons pas outre mesure.
publié en français
par Payot, Paris, 1951. épuisé. |
par le Docteur Maurice MATHIS de l'Institut Pasteur de Tunis |