Il y a un siècle, exactement en 1850, apparaissait la ruche à rayons mobiles : l’apiculture moderne était inaugurée. Le fait suivant, par ordre d’importance, fut l’arrivée en Angleterre, le 19 juillet 1859, du premier envoi de reines italiennes.
L'apiculture a fait d’immenses progrès, dans la technique des praticiens, dans le dessin des ruches et du matériel destinés à la production et au conditionnement du miel. En fait d’équipement et d’appareils, de nouveaux perfectionnements fondamentaux ne peuvent plus être envisagés. Les découvertes et améliorations que nous réserve l’avenir sont dans une direction totalement différente : c’est du côté de l’abeille elle-même que nous prévoyons le plus retentissant et le plus étendu potentiel de progrès. Nous en attendons quelque chose d’aussi révolutionnaire — sinon plus — que les développements retentissants qu’ont connus durant les cent dernières années la technique et la mécanique apicoles.
En 1880, le Canadien JONES, puis, en 1882, l’Américain BENTON visitèrent le Proche-Orient pour établir la valeur des races locales. Les reines cypriotes et syriennes importées déçurent leurs efforts en vue de trouver des races supérieures à l’italienne. Ces races, qui ne seront jamais en mesure de concurrencer l’italienne, fournirent néanmoins des données précieuses à l’éleveur à la recherche de lignées améliorées ou de nouvelles races d’abeilles.
Ici, en Angleterre, aucun effort soutenu n’a jamais été fait pour améliorer l’abeille. Autant toute innovation en fait de méthode, de modèle de ruche et de matériel éveille l’intérêt, autant le facteur infiniment important de l’amélioration de l’abeille même, n’a pas été sérieusement pris en considération. Il se peut que la nécessité essentielle s’en impose aux apiculteurs en raison de contingences économiques, alors les questions secondaires, comme la conduite du rucher au printemps, le contrôle de l’essaimage, etc., seront reléguées à un rang de mineure importance. De fait, avec l’abeille améliorée, telle que nous la concevons, la majorité des problèmes qui hantent l’esprit des apiculteurs cessera d’exister. A titre d’exemple typique, nous donnerons la résistance à l’acariose. Une lignée présentant une susceptibilité à cette maladie doit être traitée périodiquement si l’on veut éviter de sérieuses pertes. Par contre, une lignée résistante ne requiert aucun traitement, économisant le travail supplémentaire, le coût des médicaments et les pertes inévitables, qu’elles résultent du traitement ou de son efficacité relative. Dès lors que l’on tient des abeilles résistantes, l’acariose, du point de vue purement pratique, n’existe plus.
Les tentatives d’amélioration de l’abeille faites jusqu’ici consistent principalement en élevage de lignées; poursuivies avec patience et persévérance, elles peuvent amener un réel progrès. Mais si elles n’ont pas été faites sur une large base et n’ont pas été soigneusement conçues et exécutées — surtout si la consanguinité a été poussée au-delà d’une certaine limite — les résultats peuvent en être désastreux. Une perte de vigueur, qui s’accentue au fur et à mesure qu’augmente l’uniformité, exclut toute amélioration d’envergure, voire révolutionnaire, lorsqu’on attaque le problème de cette façon. Elever des lignées barre en outre la possibilité de développer telle caractéristique dont il n’existe pas de trace dans la composition génétique de la lignée. Pour introduire un caractère nouveau, il faut avoir recours au croisement. Le métissage est, en fait, l’unique moyen par quoi les traits désirables des diverses races sont susceptibles d’être intégrés dans une lignée — par quoi un progrès radical peut être réalisé et des lignées entièrement neuves obtenues.
La complexité des problèmes liés à le métissage de l’abeille ne nous échappe pas. La parthénogenèse et l’hérédité haploïde du faux-bourdon rendent la tâche particulièrement difficile et la réussite requiert des moyens exceptionnels. A Buckfast nous avons sous la main les éléments indispensables, les connaissances techniques spécialisées, accumulées au cours de longues années de métissage expérimental et une expérience qui nous permettent d’embrasser les potentialités immenses du croisement.
Ce qui est vital, c’est, avant tout, la meilleure colonie d’élevage possible. Le second choix, source infaillible de déception, les reines importées par la voie du commerce ordinaire, tout cela est à bannir. Si bien qu’il nous est apparu que nous n’avions pas d’autre alternative que de nous mettre personnellement en quête de l’habitat natif des races nécessaires à nos expériences d’élevage. De plus, chaque race présentant un grand nombre de lignées, de valeur fort variable, ce n’était que sur place que nous pourrions opérer notre sélection finale dans chaque cas. Ajoutons que les lignées convenant au croisement ne se trouvent qu’en des endroits éloignés et isolés où, tout à fait à l’écart, la pureté raciale s’est conservée à travers le temps et où une consanguinité étroite ininterrompue a produit une uniformité génétique maximum.
Nous avons donc entrepris une série de voyages qui engloberont tous les pays limitrophes de la Méditerranée possédant une abeille indigène de valeur. Outre la recherche dont nous avons parlé, nous poursuivrons une série d’objectifs secondaires, non sans répercussion sur le succès final de notre entreprise.
L’un de ceux-ci consiste à nous procurer de première main des renseignements sur l’amplitude des variations dans les caractéristiques morphologiques et physiologiques pour chaque race. Une collection d’échantillons sera également recueillie pour la Station de Recherches de Rothamsted. On ne se rend en effet généralement pas compte que nombre de races et de lignées sont en voie d’extinction plus ou moins avancée, à la suite de métissages désordonnés, notamment en Europe occidentale.
Nous avons, sur le Continent, suivi avec un intérêt tout spécial tous les efforts faits pour améliorer l’abeille. Il y a été travaillé immensément dans cette direction, ce dont en Angleterre nous n’avions qu’une idée très vague. Le grand mouvement — DIE RASSENZUCHT (l’élevage de la race) — a été lancé en Suisse en 1898 par le Dr U. KRAMER, et des stations d’élevage ont fonctionné depuis tantôt un demi siècle en Autriche, en Allemagne et en Suisse. Enfin, et ce n’est pas le moins, nous avons compris qu’en visitant les institutions de recherches continentales et en établissant une liaison directe avec les meilleurs savants étrangers nous en serions immensément aidés dans notre tâche.
Débarqué le 20 mars 1950, des raisons évidentes nous dirigeaient aussitôt vers le Midi : le printemps y avait fait son apparition. A la côte méditerranéenne, la miellée était déjà en train. Le romarin était en pleine floraison en Provence et dans les Corbières et la saison bien avancée. A Céret, non loin de Perpignan, le trèfle blanc était en fleur le long de la route le 28 mars. Les Corbières, une des régions le plus admirablement mellifères du monde, se trouvent entre Narbonne et Perpignan à l’est et Carcassonne et Quillan à l’ouest. Le fameux miel de Narbonne provient du romarin des Corbières, romarin qui prospère dans ces collines rocailleuses et d’apparence stérile. A la pleine floraison et en conditions climatiques favorables, des rentrées de l’ordre de 6,5 kg par jour et par colonie, ne sont pas exceptionnelles. Hélas, un vent de tempête, sévissant autour de 220 jours par an dans cette région, vient trop souvent anéantir les espoirs des apiculteurs. Des courants aériens d’ouest déviés sur cette région par les Pyrénées au sud et par le Massif Central au nord, étranglés non loin de la côte méditerranéenne où leur vitesse atteint 150 km à l’heure, défient l’abeille, même si le soleil luit. Il se conçoit que des abeilles extrêmement robustes, exceptionnellement puissantes au vol, constituent une nécessité dans cette région. Et nous ne serons pas surpris d’y rencontrer encore certaines des lignées les meilleures de l’abeille française pure. Cette abeille française pure indigène, telle que nous la connaissions il y a vingt ou trente ans, est près de disparaître. Il ne reste que quelques éleveurs commerciaux faisant encore l’abeille noire indigène, au prix de difficultés presque insurmontables pour en préserver la pureté. La vaste majorité des apiculteurs français utilisent la reine américaine croisée avec des mâles locaux. La descendance de pures reines italiennes d’Amérique s’avère sans valeur pour la production de miel, mais un premier croisement rend admirablement. A l’exception de quelques cas isolés, nous n’avons trouvé en France que des hybrides de premier croisement ou des métis, où que nous allions. Une des toutes meilleures reines d’élevage que nous ayons jamais possédée provenait du Gâtinais. Il y a des années de cela. Furetant dans la contrée en mai dernier, il nous a été impossible de mettre la main sur une seule colonie de race française pure. Par contre nous avons rencontré quelques-unes des plus horribles métisses que nous connaissions.
Le déclin de l’abeille française indigène est dû certainement à son mauvais caractère. Bien irritée, surtout vers la fin de la saison ou sitôt après la récolte, elle piquera tout être vivant à la ronde. Elle est aussi portée à essaimer indûment et à ramener de la propolis en quantité exagérée, surpassant en ceci toute autre abeille à notre connaissance. L’intérieur de certaines ruches rencontrées en France était littéralement plafonné de propolis du type collant résineux, faisant du maniement des cadres quelque chose de très pénible. Ce n’en serait pas moins un malheur irréparable si cette abeille devait disparaître, victime de cette tendance à l’hybridation aveugle, car ses qualités sont aussi grandes que ses défauts. Elle est excessivement robuste, a longue vie, a l’aile puissante et est l’une des meilleures butineuses. Ses rayons sont bien bâtis et elle fabrique des opercules presque sans défaut aucun. Les reines sont très prolifiques.
L’abeille française peut être considérée comme une variante de l’abeille brune d’Europe centrale avec cette différence que nombre des particularités de cette dernière, les bonnes et les mauvaises, sont développées chez elle à l’extrême. Vue par le généticien, elle est la meilleure des deux, parce que se prêtant particulièrement bien au croisement. L’irritabilité, quel qu’en soit le degré, peut être éliminée sans peine au cours de la ségrégation ultérieure et du regroupement nouveau de caractéristiques.
L’abeille française est affligée d’un autre défaut qu’elle partage avec presque toutes les variétés d’abeilles brunes d’Europe Centrale : une réceptivité innée et prononcée aux maladies du couvain. Ici aussi la française est jusqu’au boutiste plus que toute autre; et presque autant que ce qui est du défaut corrélatif, un manque de propreté ou le fait de tolérer telles choses anormales dans le nid à couvain est une des causes primordiales prédisposant aux maladies du couvain.
L’apiculture a décliné en France ces derniers 150 ans. Il y a cependant des signes nets de renouveau et 1’apiculture commerciale y est actuellement exercée sur une base plus importante qu’ici en Angleterre. Un pays possédant une telle gamme de flore nectarifère, où le sainfoin pousse le long des chemins et dans tous les terrains vagues, où abondent romarin, lavande, sarrasin et bruyère, doit voir l’apiculture s’épanouir. Les méthodes en usage chez les apiculteurs commerciaux ne peuvent être qualifiées d’intensives, d’après nos standards, néanmoins il y a de belles productions, qu’un système de conduite plus intensif améliorerait encore, me semble-t-il.