A notre arrivée en Autriche, le 13 avril 1950, tandis que les cerisiers étaient en fleurs le long du lac de Constance, il pleuvait à torrents dans la vallée du Rhin supérieur. Sur les versants alpestres, la neige tombait et nous passâmes l’Arlberg fort difficilement, en pleine tempête. Une seule journée d’avril fut chaude, tandis que nous explorions le Gaital, aux confins des Alpes carnioliennes. Encore, un orage survenu à la soirée vint-il refroidir la température un fois de plus. Force nous fut d’y retourner à la fin août.
On trouve en Autriche trois variétés distinctes d’abeilles : la brune de l’Europe Centrale, l’alpine et la carniolienne. La première, en Haute Autriche, la seconde confinée dans les régions Nord des Alpes, surtout dans les vallées de la Salzach et de l’Enns, avec pour limite, au sud, la haute chaîne de montagnes appelée Hohe Tauern et Niedere Tauern. L’habitat natif de la troisième, la Carnica , se place immédiatement au Sud des Tauern, en Carinthie et Carniole. Ses limites principales sont, à l’ouest, les Dolomites, au sud et sud-ouest, les Alpes carnioliennes. Elles ne sont pas encore établies avec précision dans les autres directions : nord-est, est et sud-est.
L’examen d’un certain nombre de lignées de la variété alpine nous laisse sous l’impression qu’à beaucoup d’égards il y a identité avec les variétés alpestres trouvées en Suisse. Pour autant que nous ayons pu le constater, toutes ces lignées alpines ne sont que des formes de l’abeille brune européenne, à quelques variantes et modifications près, dues à l’isolement naturel du pays, de nature montagneuse. Tout en étant parmi les meilleures lignées d’élevage, tant la Suisse que la Tyrolienne ne possèdent pas de caractéristiques présentant une valeur particulière. La Nigra mise à part, elles ressemblent fort à l’ancienne abeille indigène d’Angleterre. En fait, ces lignées alpines sont les seuls représentants, fort apparentés, de ce qui reste de l’abeille brune originale de l’Europe Centrale, laquelle, dans sa forme pure, à très peu d’exceptions près, est à considérer comme une race éteinte.
Dans les pays de langue anglaise, on appelle la Carnica , abeille carniolienne en raison de ce que la plupart des importations du passé provenaient de Carniole « ou Krain » une province de l’ancien Empire d’Autriche, incorporée à la Yougoslavie en 1919. Il se peut que la Carniole soit le centre géographique de l’habitat natif de la Carnica, mais la Carinthie n’en est pas moins certainement une des régions principales de sa répartition. En outre, les hautes barrières montagneuses enserrant la Carinthie ont peut-être, comme nulle part ailleurs, conservé sa pureté à cette race, depuis des temps immémoriaux. Vallées étroitement fermées, inaccessibilité presque complète de certaines fermes alpestres, sévérité du climat et rareté de la flore nectarifère ont encore contribué à amener l’existence, en Carinthie même, de quantité de lignées bien distinctes de Carnica . Ici, l’isolement naturel et la sélection naturelle s’y sont mis harmonieusement ensemble pour développer ces lignées distinctes. Aussi la Carinthie et le Nord-Ouest de la Yougoslavie représentent-ils un véritable Eldorado pour les fervents entreprenants de la Génétique.
De source autorisée, la Carnica est dépeinte comme une version gris noir de l’abeille jaune italienne. La couleur et le duvet gris mis à part, la Carnica est plus voisine de l’Italienne que de toute autre race. Cela n’empêche que la vraie Carnica est, sans aucune espèce de doute, une sous espèce distincte d’Apis mellifera . Mais l’amplitude des variations entre les diverses lignées est probablement plus grande que dans toute autre race que nous connaissions. Négligeant les différences morphologiques, les variations physiologiques d’une lignée à l’autre sont réellement considérables.
L’un des traits les plus remarquables au crédit de la Carnica est sa docilité phénoménale. Pour autant que nous en ayons fait l’expérience, c’est certainement la plus docile des races d’abeilles. On peut la manier en toute impunité, sans voile ou protection quelconque. Les abeilles gardent leur calme et, à ce point de vue, elles se comportent tout différemment des Italiennes. Néanmoins, au cours de nos pérégrinations, nous sommes tombés sur quelques lignées que l’on peut qualifier à juste titre comme ayant mauvais caractère.
Le point suivant, quant à l’importance, est son incomparable robustesse, sa longévité et sa puissance de vol, caractéristiques qu’ont développées dans une mesure presque incroyable, au cours des âges, les longs hivers, le froid extrême, le climat alpestre généralement sévère et changeant, autant que l’indigence de la flore nectarifère.
Par exemple, le 19 avril, nous visitâmes une ferme isolée, à environ 1350 m d’altitude, sur une pente dénudée. Le froid pinçait et les montagnes, tout autour, étaient couvertes d’un épais manteau de neige. Les abeilles étaient dans les caisses carinthiennes typiques, hautes d’environ 15 cm, larges de 25 et longues de 1 m environ, en planches épaisses de 1,5 cm. Pour suivre la tradition, le maître n’aurait jamais hiverné plus de huit colonies : deux piles de trois superposées, et une pile de deux, côte à côte. En dehors de cette protection résultant de la disposition, de l’épaisseur du bois et d’une espèce de toit contre la pluie, il n’y avait pas d’autre précaution ni abri. Néanmoins, lorsque le devant de chacune de ces boîtes eut été ouvert, sans fumée ni quoi que ce soit de ce genre, chaque colonie s’est trouvée pleine d’abeilles. Certaines des populations formaient un groupe épais de 3 pouces (7,6 cm), sur le devant des rayons bâtis 1’année précédente. La Carnica forme de petites colonies à l’automne et, par suite, s’arrange pour hiverner avec un minimum de provisions « une particularité très désirable et précieuse » en opposition avec l’Italienne. On nous a affirmé qu’elle s’en tire avec 6 kg et ne perdons pas de vue que ce n’est pas de la meilleure qualité. C’est surtout du miellat de pin ou de sarrasin, si les colonies ont été menées au sarrasin du côté nord-est de Klagenfurt. Mais le point essentiel est que les colonies de Carnica se développent très rapidement au printemps, dès que l’Erica carnea et le crocus sauvage donnent du pollen. La floraison de la première débute vers la mi-mars et celle de la deuxième, vers la mi-avril. Mais, à ce moment le temps est extrêmement variable, comme nous avons pu nous en apercevoir subitement, il peut venir une poussée de chaleur, même oppressante et le lendemain, on est replongé au cœur de l’hiver. Dans ces conditions, quel ne doit pas être le potentiel d’adaptabilité et d’endurance des abeilles ! Et, dans ces conditions, la dépopulation de printemps devrait entraîner la mort certaine des colonies.
La Carnica est considérée par nombre d’autorités comme la productrice de miel par excellence. Nombreux sont les cas relevés où elle a réalisé des merveilles en particulier avec un premier croisement. De fait, c’est un premier métis qui a la réputation d’avoir battu le record mondial de la récolte jamais faite sur une colonie.
Tout concourt apparemment à indiquer qu’une bonne lignée réunit toutes les qualités pour amasser le maximum de miel. Cependant, suivant notre expérience, de grandes différences existent entre les diverses lignées et la meilleure ne se rencontre pas en flânant le long des routes. La langue de la Carnica pompe à une profondeur exceptionnelle, ce qui, bien sûr, est particulièrement important là où le trèfle rouge est cultivé extensivement.
En outre, elle construit le rayon à merveille et a tendance à couvrir le miel d’opercules blancs comme neige. Mais ces opercules sont plutôt plats, non convexes, et avec l’hexagone bien marqué, comme chez l’ancienne abeille indigène d’Angleterre. La vraie Carnica récolte moins de propolis que toute autre race européenne, usant plutôt de cire que de propolis pour boucher les interstices de la ruche. Cette qualité est, selon nous, fort appréciable, rien ne rendant plus déplaisant le maniement des cadres que la présence excessive de propolis, surtout du type collant, pâteux, résineux. Mais toute lignée de Carinthie ne produira pas des opercules blancs et n’aura pas recours à un minimum de propolis.
Le seul défaut capital de cette race réside dans sa propension excessive à l’essaimage. Une race ou lignée essaimant de façon désordonnée est, de ce fait, sans valeur en vue de la production commerciale de miel, ici en Angleterre, ce grand défaut annihilant à lui seul tous autres mérites. L’an passé, nous avons mis à l’épreuve des reines reçues de divers éleveurs du Continent. Chacune de ces lignées du commerce a été trouvée sans valeur à nos ruchers à cause de cette tendance incontrôlable à l’essaimage. Il faut savoir que jusqu’à il y a peu de temps, ce caractère a été délibérément propagé en Carinthie et il continue à être encouragé partout où la ruche-caisse est encore en usage. Cependant il est possible de l’éliminer, tout au moins, de le ramener à des limites tolérables, par sélection. L’abeille qu’on importait de Carinthie, il y a 40 ou 50 ans était bien moins essaimeuse que ce que l’on importe actuellement. Bien que nous pensions avoir mis la main, l’an passé, sur une ou deux lignées susceptibles de correspondre pleinement à ce que nous recherchons, nous ne serons fixés qu’après essai à nos ruchers. Mais, suivant les informations qui nous ont été fournies et que nos observations paraissent corroborer, tout porte à croire que l’abeille indigène de Carniole et de la région joignante plus au sud et n’est pas identique, à beaucoup de points de vue, aux lignées se trouvant en Carinthie. Nous espérons être à même, sous peu, de régler ce point important.
Nous n’avons pas tenté une description des caractères moins immédiatement frappants de la Carnica. Cela nous conduirait trop loin. De plus, il s’agit, à beaucoup d’égards, d’une race à mystères encore incomplètement sondés à ce jour, vu que nombre de ses potentialités héréditaires, somnolentes, ne se révèlent que lors de croisements. Je considère la Carnica comme une abeille de toute grande valeur, et elle constituera la base de nos expériences de croisement : c’est la meilleure lignée existante qu’il importe de trouver à cette fin.