L’abeille indigène de Yougoslavie occidentale, du Monténégro et de Bosnie a la réputation d’être plus prolifique et moins essaimeuse que la carniolienne type de Slovénie. Malgré la réputation qu’a cette dernière d’être prolifique, j’ai été contraint, depuis quelques années, de conclure au contraire. Le degré de fécondité d’une race ou d’une reine individuelle est plutôt un concept arbitraire, et la carniolienne est certainement prolifique en comparaison de l’ancienne abeille anglaise indigène; CHESHIRE et COWAN se sont manifestement livrés à une comparaison de ce genre et il semble que leur verdict ait été répété depuis lors, sans avoir fait l’objet d’un contrôle. La carniolienne moyenne n’est pas prolifique suivant notre standard. Nous avons récemment mis à l’épreuve plus d’une douzaine de lignées que nous nous étions procurées dans des parties fort différentes de son habitat natif et la plupart d’entre elles n’arrivaient pas à remplir de couvain plus de sept cadres M. D. (Dadant standard), au plus fort de la saison, alors que notre lignée en garnissait dix, sans peine. Par suite, c’est avec un intérêt aigu que j’envisageais une enquête dans les Alpes Monténégrines et dans la haute chaîne de montagnes longeant la côte dalmate, étant donné que j’espérais avec confiance y trouver une lignée mieux adaptée à nos desseins particuliers.
En quittant la Grèce, j’entendais gagner Skoplje pour ensuite piquer aussitôt à l’ouest, en direction de Cetinje, tout de suite au Nord de l’Albanie, et poursuivre par Raguse, Sarajevo, Split et Ljubljana. Hélas, une mésaventure, le dernier jour où j’étais en Grèce — un pneu éclaté impossible à remplacer — nous obligea à prendre la route moins hasardeuse de Skoplje à Nich, Belgrade, Zagreb et Ljubljana. Même, cela étant, le voyage s’avéra effroyable, et nous avions la sensation de ne pas avoir de pneu de rechange. Mais après un trajet de cauchemar, dans une région où les routes sont quasi inexistantes, nous arrivâmes enfin sain et sauf à Ljubljana.
Ljubljana, connue antérieurement sous le nom de Lublin ou Laibach, est le centre et le quartier général de l’Association des apiculteurs slovènes : Zveza Cebelarshih Drustev v Ljubljana, qui m’a aidé dans mes recherches en Slovénie. Cette association, comme la plupart des autres sur le Continent, fournit ses membres en équipement de toute espèce au prix coûtant. Elle publie également un journal mensuel d’une très haute tenue, le « Slovenska Cebelar ». Les membres de l’association possèdent ensemble 70 000 colonies, dont 50 000 logées en ruches modernes. Le nombre total de colonies en Yougoslavie est d’environ 800 000, dont la moitié en ruches modernes.
Nous nous sommes procuré nos premières reines carnioliennes, il y a plus de cinquante ans, chez Michel Ambrozic, de Moistrana, Haute-Carniole, lequel a fondé le commerce mondial de ces reines et abeilles. Depuis lors, nous avons eu des reines importées de sources diverses, avec des résultats divers, mais il avait été impossible d’obtenir une importation directe de Carniole depuis 1939. D’où le vif intérêt avec lequel je me disposais à visiter l’habitat central de cette race. En outre, j’avais une idée que je mettrais la main sur quelque chose de valeur spéciale, sans parler de l’acquisition d’une connaissance plus précise de l’ambiance ayant contribué à former le type le plus classique de carniolienne qu’on trouve dans cette région.
Notre enquête nous mena d’abord en Basse-Carniole, au sud et sud-est de Ljubljana. Les abeilles sont passablement uniformes, mais comme nous nous écartions de la Carniole centrale, soit plein est, sud ou sud-ouest, les légères variations des caractéristiques externes allaient s’accusant. De plus, il arrivait que l’humeur des abeilles laissât à désirer. Néanmoins, à l’est de Ljubljana, près de la frontière hongroise, il me parut que les abeilles étaient plus prolifiques et, peut-être, moins essaimeuses, mais d’extérieur moins uniforme — ceci peut-être dû en partie à l’influence de l’abeille du Banat, une sous-variété de la carniolienne, dont l’habitat central se situe plus à l’est ou sud-est de Maribor. Un mois plus tard, j’ai eu l’occasion d’explorer la région adjacente au Nord, en approchant de la Hongrie, depuis la Styrie.
L’abeille carniolienne, dans sa forme classique et dans sa plus grande uniformité, ne se rencontre que dans l’isolement de la Haute-Carniole, en particulier dans la vallée isolée courant en direction plein Ouest de Bled. Les Karawanken les dominent au Nord et Nord-Est, les Alpes Juliennes à l’Ouest et Sud-Ouest, constituant un barrière infranchissable. De fait, cette charmante vallée de Bled à Bistrica forme une des plus parfaites stations d’élevage dessinée par la Nature, et il n’est pas surprenant qu’y soient élevées certaines des meilleures reines carnioliennes.
Au cœur même de cette vallée vit Jan STRGAR, connu dans le monde entier comme éleveur de reines carnioliennes. Son établissement a été fondé en 1903, et une partie considérable du « Slovenski Cebelar » de décembre 1953, a été fort à propos consacrée à commémorer cet événement. En dépit de son âge avancé, Jan STRGAR s’emploie encore activement à l’apiculture et à l’élevage de reines ; fait curieux, il s’en est tenu jusqu’à ce jour au primitif Bauerkasten « boîte paysanne », avec plein succès, semble-t-il. La majorité des reines carnioliennes envoyées en Angleterre entre les deux guerres mondiales provenaient de Bitnje, Bohinjska Bistrica. Un éleveur connu, José SUSNIK, Brod 1, Bohinjska Bistrica, a une station d’élevage au débouché Ouest de la vallée; Franc VOOK, Hros 27, Lesce, Bled, est un autre éleveur fort réputé.
Dans mon premier rapport (le premier voyage : voir « Bee World », vol. 32 et « Belgique Apicole », 17, janv.-juillet 1953), j’ai décrit assez à fond les caractères généraux de l’abeille carniolienne. Cette description vaut également pour les lignées trouvées en Carniole même. Sans doute, il existe quelques variations : de fait une variation étendue entre une lignée et une autre est un des traits les plus marqués de la race. Nous avons certaines lignées dont l’uniformité des caractères extérieurs aurait difficilement pu être surpassée, mais qui se sont avérées, en pratique, dépourvues de valeur. On attache trop d’importance, souvent, à l’uniformité, en particulier, chez la carniolienne. Un facteur vers le jaune est présent dans sa composition génétique, qui se manifeste souvent comme variation saisonnière. L’éleveur d’une des meilleures lignées m’a assuré qu’il n’est pas rare que ses abeilles accusent une certaine coloration jaune sur les premiers segments dorsaux au début de l’été, laquelle disparaît complètement des générations suivantes élevées par température plus basse en automne. En réalité, les meilleures lignées (jugées au rendement) que j’aie rencontrées jusqu’ici sont connues pour montrer passablement de jaune. Dans toute race, les variations de couleur et de robe se manifestent de la façon la plus saisissante chez les reines et ceci est particulièrement vrai chez la carniolienne. On risque d’attacher trop d’attention à l’uniformité extérieure et de perdre de vue l’objectif autrement important qu’est la performance.
Un fait sensationnel est l’absence complète de maladies du couvain dans tout l’habitat natif de la carniolienne. Ceci m’a fortement impressionné, car dans tous les pays que j’ai visités jusqu’ici (à l’exception de la Crête), la loque américaine et la loque européenne sont communes, et dans certains cas, endémiques. Mais la Carinthie et la Carniole semblent former un îlot d’immunité. Acariose, Nosema et paralysie sont présents, mais pas de loque. Son absence ne peut être fortuite : les barrières montagneuses retarderaient sans l’empêcher la progression de la maladie, et j’ai vu de la loque américaine dans une région quasi inaccessible des montagnes du Pinde, aux confins de l’Albanie. Nous sommes en présence, ici, non d’une immunité véritable, mais probablement d’une résistance innée.
Les conditions apicoles en Carniole, surtout en Haute-Carniole, sont fort semblables à celles de la province autrichienne touchant la Carinthie. Néanmoins, en Carniole centrale et basse, surtout dans la région montagneuse longeant l’Adriatique, il y a une flore nectarifère plus variée. En Haute-Carniole, le miellat des pins constitue la source principale. En Carniole basse et centrale, le tilleul abonde et paraît donner généreusement ici ; il était en plein épanouissement lors de ma visite et j’ai pu prendre un échantillon de miel de tilleul pur. Un autre miel de qualité supérieure est récolté en août et septembre, dans la région montagneuse de Dalmatie, de la sarriette de montagne, Satureia montana. Certains des apiculteurs les plus entreprenants transportent leurs ruches au printemps sur le romarin qui croît à profusion sur certaines îles de la côte dalmate. Ainsi sont réalisées certaines récoltes admirables d’un miel de qualité suprême. Nombre de colonies sont aussi transportées dans la péninsule d’Istrie, à fin juin, en vue du miel de châtaignier, lequel est cependant de moindre qualité, il existe de nombreuses sources secondaires, et la flore, en général, est plus favorable à l’apiculture dans le Nord-Ouest de la Yougoslavie que dans le territoire autrichien adjacent.
Je n’ai pas d’idée du moment où l’on commencera à avoir recours à des pavillons. En Carniole, ils sont acceptés et forment partie intégrante tant de l’apiculture primitive que moderne. Pour l’apiculture pastorale, les ruches sont empilées dans des abris formés de panneaux. Je n’ai pas vu de pavillons en Yougoslavie en dehors de la Carniole.
La population yougoslave est renommée pour sa cordialité et son hospitalité et j’en reçus plus que ma part. Le soir de mon départ, l’Association des Apiculteurs slovènes organisa une grande réunion d’adieu à Ljubljana. Entre autres choses, des souvenirs de l’antiquité apicole me furent offerts en signe de bienveillance. J’ai une grande dette de gratitude envers le Président de l’Association, Krmelj MAKS, son secrétaire plein d’entrain, Franc CVETKO et les éditeurs du « Slovenski Cebelar », Vlado ROJEC, Stane MIHELIC et Josip KOBAL. Que tous soient remerciés du fond du cœur. Et dans mon souvenir ne s’effacera pas toute la gentillesse du peuple slovène à mon égard.
En quittant la Yougoslavie, j’avais une série de recherches à faire en Carinthie et en Styrie, régions adjacentes, dont le haut intérêt devait se manifester en temps voulu. Néanmoins, les Alpes Ligures furent le théâtre important de mes recherches suivantes. J’y avais fait une brève visite en octobre 1950, sans être en mesure de me procurer des reines liguriennes en raison de la saison trop avancée.
Le renom mondial de l’abeille italienne tient en partie au succès consécutif aux premières importations faites, il y a tantôt un siècle. Ces abeilles provenaient des Alpes Ligures — d’où le terme abeilles ligures. Suivant ce que nous avons trouvé, l’originale abeille italienne fauve, incorporant toutes les qualités qui l’ont rendue si populaire, ne se trouve que dans les Alpes Ligures, dans la région montagneuse entre La Spezzla et Gênes.
Valeur pratique mise à part, je sentais qu’une connaissance plus approfondie de la Ligure basanée aurait une influence profonde sur nos expériences ultérieures de croisement. Après beaucoup d’efforts, voilà que je pouvais maintenant me procurer des reines du type requis. Le paquet contenant les précieuses reines fut laissé dans ma chambre durant la nuit, prêt à être mis à la poste le lendemain. A ma surprise, le lendemain matin, table et paquet grouillaient de petites fourmis noires, et lorsque je touchai le paquet, des milliers de ces maudites bêtes dégringolèrent de l’ouate entourant les cages. Toutes les reines et toutes les abeilles avaient été tuées par les fourmis. La perte de mes abeilles ligures fut le plus grand désappointement du voyage. Je ne pouvais pas revenir sur mes pas : le temps me manquait et mon énergie était à bout.
Je n’en partis pas moins vers le Midi de la France, pensant bien embrasser la Péninsule Ibérique. Mais bientôt, il devint manifeste que l’effort longuement soutenu depuis février rendait indispensable un arrêt et une récupération de repos et je retournai à Buckfast, le 29 septembre.
Graduellement, sûrement et pas à pas s’accumulent les informations relatives aux multiples races de l’abeille mellifère et il en ressort une connaissance plus précise de l’ordre de leur répartition. Ainsi, doucement s’élabore le puzzle des races. Le mode de leur évolution se révèle étape par étape, si bien que les défauts et les qualités de chacune peuvent être remontés jusqu’à leur berceau primitif. Par degrés, nous arrivons à comprendre plus parfaitement et plus exactement le vaste fondement de potentialités dont nous disposons pour créer « l’abeille parfaite ». Mais beaucoup reste à faire, vu que dans des entreprises de cette espèce, où difficultés et retards imprévisibles sont inévitables, le temps est un facteur de première importance.
Je désire exprimer ma profonde gratitude au Dr C.G. BUTLER, pour son aide constante et à M. A.W. GALE pour sa générosité. L’œuvre n’aurait pas pu être poussée à ce point sans l’assistance dont, fort à propos, ils nous firent bénéficier.