Lorsque, en 1949, fut élaboré le premier plan en vue de cette entreprise, la Péninsule Ibérique y formait un maillon important dans la chaîne des pays demandant une enquête. Ce n’est cependant qu’en 1959 que se présenta l’occasion de prospecter ce secteur contigu à la Méditerranée. La péninsule ibérique présente une importance particulière tant au point de vue pratique que scientifique, en relation avec la tâche que j’ai entreprise.
Le Dr. Friedrich RUTTNER (1952) relève que durant la période glaciaire qui s’étend sur un million d’années, les conditions climatiques étaient telles qu’elles excluaient l’existence de l’abeille à miel de la plus grande partie de l’Europe. La grande couche de glace scandinave s’étendait du cap Nord jusqu’à une ligne, au Sud, allant de l’estuaire de la Severn en Angleterre, à l’est, jusqu’à Kiev en Russie et plus loin. Les Pyrénées et les Alpes étaient recouvertes par des glaciers et la région, s’étendant plus au nord jusqu’à la frange de la couche de glace scandinave, consistait en une vaste toundra. Les restes fossiles, jusqu’ici mis à jour en Europe, datent tous de la période tertiaire. Durant la période glaciaire, les abeilles européennes en furent réduites à trois lieux de refuge sur le Continent : les presqu’îles ibérique, apennine et balkanique. L’abeille de la presqu’île de l’Apennin, l’italienne, a probablement toujours été confinée à son pays d’origine, en raison de ce que les Alpes formaient une barrière insurmontable à toute migration vers le Nord. Par contre, après la période glaciaire, l’abeille de la péninsule balkanique put s’étendre en direction nord jusqu’à la barrière orientale des Alpes, et au nord-est, jusqu’en bordure de la Russie méridionale où il semble que sa progression ait été stoppée, non par des chaînes montagneuses, mais par de vastes steppes, sans arbres. De cela, il résulte que la repopulation de l’Europe à l’issue de la période glaciaire fut l’affaire de l’abeille de la péninsule ibérique. La brèche à chacune des extrémités des Pyrénées permit une migration sans verrou ni obstacle en direction du nord. Ce retour post-glaciaire de l’abeille en Europe Centrale eut lieu il y a environ 7000 ans.
Etant donné que l’abeille noire d’Europe provient de la péninsule balkanique, le Dr. RUTTNER tient qu’elle devrait recevoir le nom de son pays d’origine, au même titre que les deux autres variétés européennes portent le nom des pays où on les trouve maintenant sous leur forme la plus typique. Alors qu’il ne subsiste aucun doute que l’abeille européenne noire ou brune — et, en fait, toutes les abeilles qui se rencontrent dans toute l’étendue de la Russie septentrionale — remonte à la souche ibérique, il est, en retour, tout aussi certain que celle-ci, dans un passé encore plus lointain, est la descendante de l’abeille nord-africaine appelée communément Tellienne, soit l’Apis mellifera unicolor var. intermissa. Dans mon rapport, publié en 1954, j’avais exprimé l’opinion que la Tellienne était une race primaire, et que les nombreuses variétés d’abeilles brunes ou noires — tout au moins celles d’Europe occidentale — avaient évolué au cours des temps à partir de la Tellienne. J’avais signalé aussi que je n’avais pas eu l’occasion d’explorer la péninsule ibérique mais que les variations — à partir du prototype — relevées dans les lignées dans le midi de la France et le nord-ouest de l’Europe n’étaient qu’une question de degré. L’étroitesse de la parenté sautait aux yeux. Il était aisé de suivre le tracé de l’évolution, orienté vers le nord et vers le nord-est à partir des Pyrénées. Les différences se bornaient à des nuances de degré et d’intensité. D’emblée, il m’était clair que, bien que la péninsule ibérique n’ait été qu’un relais de poste sur la voie du développement, elle n’en constituait pas moins le lien vital entre ce qu’on appelle l’abeille noire européenne et le prototype. Autant que nous le sachions, les périodes glaciaires et interglaciaires s’étendirent sur une période de plus d’un million d’années allant jusqu’à 5000 ans avant J.C. Apis mellifera var. mellifera était confinée au territoire au sud des Pyrénées. Elle y était donc virtuellement isolée de tout contact avec le continent africain et, plus complètement encore avec le reste du monde. Le détroit de Gibraltar, au plus étroit, est large de 14,5 km et on peut considérer comme certain qu’un essaim ne pourrait parcourir cette distance en vol. Le fort vent d’est, presque constant et localisé au détroit et au voisinage immédiat rend la traversée doublement impossible à un essaim.
Ces considérations mises à part, j’envisageais de faire connaissance de plus près avec les abeilles et l’apiculture dans la péninsule, étant déjà pourvu d’amples informations sur le trajet. Ces renseignements, je les devais à un jeune moine espagnol qui avait séjourné à Buckfast de 1926 à 1928 pour apprendre l’apiculture. Il appartenait à l’abbaye de Valvanera dans le Nord du pays. Abeilles et apiculture se trouvent avoir été liées à cette abbaye dans le cœur des apiculteurs espagnols de façon toute particulière en ce que la Vierge de Valvanera est considérée comme la protectrice des apiculteurs dans toute l’Espagne. Ce jeune moine, avec dix-huit membres de cette communauté, fut hélas tué en automne 1936 au cours de la guerre civile.
J’arrivai en Espagne au début de septembre 1959. Entré par l’extrémité méditerranéenne des Pyrénées, je la quittai deux mois plus tard par l’extrémité atlantique, via Irun. Durant mon séjour, j’avais parcouru non moins de 10 500 km en voiture. Mon enquête me conduisit de Gerone à l’extrémité nord-est jusqu’à Lagos à l’extrême sud-ouest, et de Tarifa, le point le plus méridional, à Coruña dans le coin nord-ouest. Je dus à la générosité, tant des apiculteurs espagnols que portugais, de me procurer des reines de chaque secteur de la péninsule, ainsi que des échantillons d’abeilles en nombre encore plus grand, en vue d’études biométriques par le département apicole de Rothamsted.
Señor A.G. de VINUESA, qui publie Apicultura, et Sr J.M. SEPULVEDA, l’un et l’autre médecins vétérinaires, m’accompagnèrent en Espagne. Au Portugal, le Ministère de l’Agriculture désigna Sr V. CORRELA, son conseiller technique en apiculture, pour m’assister. On dit souvent que le temps ne tire pas à conséquence pour les peuples méridionaux, qu’ils ont un penchant, pardonnable, à reporter tout ce qu’il est possible au lendemain. Il n’en allait certainement pas ainsi des trois personnages en question. De fait, il me fallut souvent faire un gros effort pour tenir, face à leur énergie et à leur détermination. De jour, pas de temps perdu, et souvent l’on roulait de longues heures la nuit.
La péninsule ibérique est un monde en soi, de multiples manières. Elle est coupée du reste de l’Europe par une puissante barrière montagneuse, difficile à passer sauf à ses extrémités. C’est aussi un pays de violents contrastes. Le sud-est et le nord-ouest possèdent des chaînes de montagnes à l’échelle des Alpes, dépassant la ligne des neiges. Parmi ces montagnes se nichent de riches et charmantes vallées.
Par contraste, la grande plaine centrale ou Meseta, à l’altitude moyenne de 600 m, présente une étendue énorme d’une désolante uniformité avec des températures extrêmes — fournaise en été et glacière en hiver. Le bord Est, le long de la Méditerranée, jouit d’un climat égal, dépourvu d’hiver au sens propre du terme. Le long de la côte ouest, au nord de Lagos, à Coruña, les vents lourds d’humidité de l’Atlantique pénètrent en profondeur à l’intérieur des terres auxquelles ils confèrent une extrême fertilité. L’Espagne méridionale, surtout l’Andalousie, et le Portugal, ont des hivers chauds et des étés torrides. La distribution des pluies et leur caractère présentent des contrastes aussi accusés, que le pays lui-même. Le nord-ouest de la péninsule a des précipitations moyennes de 710 mm et plus, avec 1776 mm à St Jacques de Compostelle — ce qui équivaut à ce que nous avons à Buckfast — et 30,5 mm et moins dans le sud-est de l’Espagne, mais 901 mm dans la région de Gibraltar. Les pluies, dans le nord-ouest, rappellent en type et intensité ce que nous avons en Angleterre. Le jour où nous étions à Vigo et, quelques semaines plus tard, dans le nord du Portugal, nous recevions une pluie en tout point aussi persistante et torrentielle que ce à quoi le Devon nous a accoutumé. Dans les parties arides d’Espagne, les pluies sont réservées à l’automne et à l’hiver mais sont spasmodiques et très incertaines. Puis surviennent de courtes et violentes averses qui, souvent, semblent tomber d’un ciel serein. Des averses de ce genre ne peuvent pénétrer la dure croûte du sol et n’ont guère pour effet que d’emporter ce qu’il peut y avoir de couche fertile superficielle. Lorsque la pluie vient à manquer, ce qui n’arrive que trop fréquemment, la misère est à la porte.
En raison de l’extraordinaire variété en fait de climat, altitude, exposition et sol, la péninsule ibérique est plus riche en espèces de plantes que tout autre secteur en Europe.
Les arbres les plus typiques des régions arides sont les deux espèces de chênes, le chêne vert persistant (Quercus ilex) et le chêne liège (Quercus suber) et, naturellement, le caroubier (Ceratonia siliqua). Dans la Meseta, souvent les grands-routes sont bordées de Robinia pseudoacacia qui est à peu près le seul arbre qu’on y voie. La végétation prédominante de la Meseta et des zones pierreuses non cultivées, dont il y a partout d’immenses étendues, est faite de buissons rabougris, de plantes herbacées à feuillage vert persistant des familles des Cistacées et Labiées. Parmi ces dernières, le thym, la lavande, la sauge et le romarin sont les grandes pourvoyeuses de nectar dans la péninsule. La bruyère et le genêt, le genêt d’Espagne (Spartium junceum) sont extrêmement abondants en Galice dans l’humide nord-ouest, ainsi que beaucoup d’espèces d’Erica . De fait, il y a de grandes étendues de marécages dans la région montagneuse suivant une ligne dirigée vers le nord-ouest, de Bragance à Bilbao. La Calluna vulgaris semble néanmoins beaucoup plus répandue dans les parages montagneux de l’Espagne septentrionale et dans les régions boisées de ce secteur. Je suis tombé sur la première bruyère en fleur dans des taillis entre Almazan et Soria, puis, le lendemain, ce furent des étendues beaucoup plus larges, en route pour Logrofio. On en trouve également de façon répandue, en particulier dans le sud du Portugal, sous le couvert des chênes-lièges. Ici, la bruyère fleurit sensiblement plus tard qu’en Europe septentrionale, et elle n’est pas rabougrie, noueuse comme chez nous ; son port est élevé et les épis floraux forment des jets allongés. Un nombre infini, semble-t-il, de bruyères Erica peut être repéré dans toute l’étendue de la péninsule. La sorte la plus commune est la bruyère d’Espagne (Erica australis), la portugaise (E. lusitania), puis E. arborea alpina, une espèce indigène des montagnes espagnoles, E. umbellata et E. scoparia.
L’eucalyptus est fort commun en Andalousie et en partie au Portugal. Dans la province de Huelva, j’en ai noté de grandes plantations datant de nombreuses années. Deux des espèces les plus répandues sont Eucalyptus globulus, fleurissant en novembre décembre, et E. rostrata qui fleurit de mi-juin à mi-juillet. Ce dernier ne donne du nectar que le soir et tôt le matin. Les grands bocages d’orangers se confinent à une zone relativement restreinte, au sud et au nord de Valence et à l’ouest de Séville. La châtaigne d’Espagne (Castanea sativa) se rencontre en grande abondance dans le nord du Portugal, dans la zone entre Braga, Vila Real et Bragance. Le trèfle blanc (Trifolium repens), bien que commun dans le nord-ouest de l’Espagne, n’est pas considéré comme source de nectar. En Andalousie, de vastes étendues de coton (Gossypium herbageum) sont cultivées, mais les pulvérisations empoisonnées causent souvent de lourdes pertes en abeilles.
Il est clair que la péninsule ibérique jouit d’une surabondance d’arbres, ainsi que de buissons et de plantes, donnant du nectar, dont les plus importants sont sans aucun doute l’oranger, le romarin, la lavande, le thym, la bruyère et les divers Erica, Eucalyptus et, peut-être, le caroubier.
Tous ces détails peuvent paraître superflus, à côté de l’objectif principal de mes recherches. Néanmoins, qu’il me soit permis de mettre l’accent sur le fait qu’un des buts fondamentaux d’un voyage comme celui-ci consiste à obtenir une connaissance intime de l’histoire et de l’origine d’une race d’abeilles, ainsi que des à-côtés et des influences qui ont joué dans la formation et le développement d’une race et d’une lignée particulière. Rappelons que l’habitat où s’est, au cours des ans, formé et modelé un organisme est en relation étroite avec les caractères dont il est affecté. En réalité, les caractères propres d’un organisme reflètent souvent les influences particulières de son habitat, et il n’existe peut-être pas d’organisme chez lequel il n’en soit autant ainsi que chez l’abeille. Dans la nature, l’abeille est absolument à la merci de son milieu, et elle doit ou bien s’adapter ou bien périr.