Ruches modernes et primitives

En entrant en Espagne, j’ambitionnais d’explorer aussi bien que possible le coin nord-est de la péninsule avant de pousser vers Madrid.  La province de Catalogne, à la flore variée et au climat relativement humide, est une bonne région pour l’apiculture.  La ruche de Layens, française d’origine y est fort communément en usage.  Cette ruche ne comporte pas de hausse.  La vaste chambre à couvain, tenant quatorze cadres de 35x30 cm offre la capacité pour le couvain et les provisions.  C’est une construction en forme d’armoire, à toit plat que des charnières relient au corps : les deux bouts de celui-ci sont munis de poignées métalliques.  Le grand avantage est la facilité du transport — de première importance là où l’apiculture pastorale est de règle.  Ceci vaut pour une bonne partie du pays près de la Méditerranée.  Après que romarins et orangers aient fini de fleurir, les ruches sont transportées dans les régions plus hautes du plateau central où, en juin et juillet, abondent le thym et aussi la lavande et, de-ci de-là, le sainfoin.  Le romarin donne une petite deuxième miellée à fin septembre, le long de la côte.  Alors que je passais par le sud de Narbonne quelques jours plus tôt, par le célèbre district de Corbières, je notai que le romarin allait précisément se remettre à fleurir.  En Catalogne, la production moyenne de miel de surplus est de l’ordre de 25 kg par ruche.

Selon les sources les meilleures, il y a environ un million deux cent mille ruches d’abeilles en Espagne, dont un tiers de construction primitive.  Mais le nombre réel pourrait dépasser de loin ce nombre.  Le Portugal, dont la superficie ne représente que 15 % de la péninsule ibérique, a un total de 473 642 colonies, dont 111 924 en ruches modernes.  La densité relative par km2 est, par suite, approximativement de 5,36 par km2 pour le Portugal est de 2,53 pour l’Espagne.  La signification de ces chiffres ressort mieux en les rapprochant de la moyenne de 1,5 pour l’Angleterre et le Pays de Galles où il y a actuellement 219 545 colonies.

Dans les deux pays, la ruche Langstroth est une des plus répandues.  De fait, le catalogue de la plus grosse maison de matériel d’Espagne n’offre que la Colmena Perfection (Langstroth) et la « de Layens ».  Il n’est pas fait usage de hausses à cadres bas mais uniquement de corps complets Langstroth en tant que hausses.  Deux firmes se sont spécialisées dans la fabrication de cire gaufrée.

L’apiculture primitive reste bien ancrée, et à juste titre, tant en Espagne qu’au Portugal.  A León et Orense, je suis tombé sur des ruches en tronc d’arbre et, en Castille, sur certaines en clayonnage, avec l’habituel recouvrement d’argile.  Néanmoins, le liège constitue le matériau usuel dans lequel sont construites les ruches primitives de cette partie du monde.  Les vastes forêts de chênes liège fournissent un matériau idéal à cette destination, particulièrement en ce qu’il est un excellent isolant.  Le liège, en outre, ne coûte pour ainsi dire rien et la confection ne demande ni peine ni adresse spéciale.  Une feuille de liège, détachée de l’arbre et à laquelle on laisse reprendre sa forme naturelle, et quelques épines de bois de ciste enfoncées au raccord vertical, et le corps est assemblé.  Un morceau de liège posé à plat coiffe le cylindre, formant toit, et la ruche est prête à l’usage.  C’est bien moins compliqué que de faire une ruche en vannerie ou en paille tressée.  Columelle nous dit qu’à l’époque romaine on occupait les loisirs des esclaves à confectionner des ruches en liège.

Le diamètre des ruches en liège varie quelque peu.  Il est d’ordinaire d’environ 25 cm.  La hauteur est d’environ 45 cm.  Ces ruches sont utilisées invariablement en position verticale — jamais horizontalement ou empilées suivant l’habitude sicilienne ou dans le Moyen-Orient — et généralement en grand nombre.  Il n’est pas rare d’en trouver une centaine et plus, alignées ou l’une derrière l’autre, en un seul endroit.  De fait, ces apiculteurs à l’ancienne mode ont un dicton : « De cien uno y de una cien », signifiant : « Hors de cent, une et hors d’une, cent », qui est une allusion au caractère transitoire des colonies dans les mauvaises années et à leur multiplication magique quand l’année est bonne et les circonstances favorables.

L’état de l’apiculture

Il peut surprendre, peut-être, d’apprendre qu’en Espagne et au Portugal l’apiculture est pratiquée sur une aussi large échelle qu’ailleurs en Europe.  De fait, avec une densité moyenne d’environ 2,9 colonies par km2, l’apiculture doit forcément jouer un rôle important dans l’économie nationale.  Il n’existe cependant pas d’apiculture intensive telle que nous la connaissons.  Ici, on laisse aller comme cela va : aucun effort n’est fait pour améliorer la race.  Des reines italiennes sont importées de-ci de-là.  Il n’y a virtuellement pas d’élevage de reines.  Les apiculteurs commerciaux s’en remettent au système pastoral pour faire recette.  Cependant de gros apiculteurs commerciaux sont souvent trouvés aux endroits les plus inattendus.  J’en ai rencontré un, entre Zamora et Salamanque, qui avait 800 colonies.  Près de Séville, il y a une vieille entreprise familiale avec 2000 colonies, disposant d’une installation d’emballage comme il n’y en a pas de meilleure en Europe Septentrionale.  Cette firme conditionne son miel en bocaux fort jolis, ornementés, de grandeur et de dessins différents.

Dans toute l’étendue de l’Espagne, l’apiculture est du ressort du Service Vétérinaire.  Elle est généralement représentée dans les stations agricoles provinciales.  On l’enseigne également dans les grands instituts agricoles.  J’en ai visité un certain nombre.  L’un dans le Sud, près du cap Trafalgar, ne comporte pas moins de 27 km2 et on y enseigne toutes les branches de l’agriculture, y compris l’apiculture.  Un autre Institut, près de Zamora, dans le nord-ouest, m’a paru avoir un développement similaire.  Il s’agit là d’organismes privés, non étatiques.  J’ai toujours gardé l’impression que les autorités espagnoles ne s’intéressent guère à pousser l’apiculture.  Un mouvement a cependant été mis sur pied en vue de constituer un Institut National de Recherche Apicole mais il reste à voir s’il sortira quelque chose de ce projet.  Bien sûr, il est lamentable que l’apiculture ne reçoive pas l’appui souhaitable, car un grand pas en avant pourrait certainement être fait dans tous les domaines.

Les conditions au Portugal sont, à ce point de vue, quelque peu différentes.  La précision des statistiques sur le nombre de colonies dans ce pays fait augurer que l’apiculture y est l’objet de plus de sollicitude.  Sr Vasco CORREIA PAIXAO est conseiller technique pour l’apiculture au Ministère de l’Agriculture.  Il a aussi la fonction de Posto central de Fomento apicola.  J’ai noté de multiples manifestations pratiques du zèle avec lequel le Ministère vient en aide à l’apiculture.  L’Université d’Oporto a publié une étude approfondie sur l’analyse des pollens des miels portugais (Martins d’ALTE, 1951).

Les Abeilles Ibériques

Il paraīt fort surprenant qu’on n’ait pas tenté jusqu’ici de revue ou d’étude approfondie sur les abeilles de la Péninsule Ibérique.  J’ai déjà exposé que, très vraisemblablement, c’est de cette souche que proviennent toutes les races foncées d’Apis mellifera, et qu’à son tour cette abeille descend de la Tellienne.  L’hypothèse selon laquelle l’origine aurait été orientée à la fois vers le sud et vers le nord, est insoutenable en raison de ce que c’est l’abeille tellienne qui possède au plus haut point, concentrés en elle, les caractères que manifestent les nombreuses sous-variétés.

Comme l’abeille se soucie fort peu de frontières politiques ou nationales, il paraīt à peine correct de parler d’une abeille espagnole ou portugaise.  Il n’est pas davantage question de diversifier plusieurs races, vu qu’il n’existe pas de barrières montagneuses pouvant isoler un secteur de la Péninsule de l’autre et ainsi donner lieu au développement de races distinctes.  Par contre, il y a diverses lignées distinctes, selon toute vraisemblance en raison de conditions géographiques et de climat différant de façon marquée dans la Péninsule.  Mais il y a lieu de mettre l’accent sur le fait que ces différences ne sont jamais plus que dans le degré d’intensité dans les caractères basiques.  Autant il serait erroné d’attendre quelque chose qui n’est pas présent dans le prototype, autant il le serait de supposer que des facteurs géographiques ou climatériques n’exercent pas un effet sélectif sur les caractères basiques, spécialement chez un être aussi sensible aux influences que l’abeille.

Luis MENDEZ de PORRES, dans son traité d’apiculture, publié par lui à Alcala de Henares en 1586, parle de la grande diversité en taille, tempérament et couleur des abeilles de son époque.  C’est certainement encore vrai maintenant.  Mais la grande diversité ne se borne pas à la taille, à l’aspect et au tempérament.  Elle s’étend à toutes les qualités sur lesquelles se base le rendement.  Dans l’ensemble, l’abeille ibérique est noire comme jais et ce noir est souvent accentué par le peu de développement des tomenta et de la toison.  Nulle part je n’ai pu trouver d’abeilles que l’on puisse dire jaunes, sauf de récentes importations.  Néanmoins, j’ai observé de-ci de-là des marques jaune clair, restreintes à la zone où les trois premiers segments dorsaux joignent les plaques ventrales, tout comme noté occasionnellement chez la Tellienne en Afrique du Nord.  Les reines sont noires et de couleur très uniforme.  Elles sont rapides dans leurs mouvements et plutôt nerveuses.  Elles sont prolifiques, mais leur fécondité est largement contrôlée par la présence de « pour faire » ou son absence.  En d’autres termes, pas de ponte excessive par temps de disette, ce qui arrive facilement à l’italienne.  Par contre, fécondité appropriée et à plein lorsque les conditions sont là.  Une flexibilité de cet ordre est essentielle en présence des conditions climatériques ambiantes.  Les colonies peuvent se développer en populations énormes quand les conditions sont bonnes et la valeur économique de telles colonies est ici sauvegardée par la modération en fait d’essaimage.  L’extrême tendance à essaimer de la Tellienne est sa condamnation, du point de vue de l’apiculteur praticien.  L’abeille ibérique a en commun avec la Tellienne et ce en pleine mesure, sa robustesse extraordinaire.  Elle est active — et pas pour rien — à des températures où d’autres abeilles ne mettraient pas le nez dehors.  Elle a aussi pleinement en partage la sensibilité aux maladies du couvain.  Le recours généreux à la propolis est un des traits les plus indésirables de l’abeille ibérique.  Cependant, on peut trouver des lignées ne manifestant pas cette propension.  Pour ce qui est de l’humeur, les abeilles de l’Espagne du nord-est et du pied des Pyrénées semblent plus irritables que dans le reste du pays.  Mais j’ai rencontré des colonies sérieusement méchantes en des endroits très dispersés, par exemple au Sud de Malaga et aussi bien au Nord de Lisbonne.  Dans l’ensemble, les abeilles ibériques ne sont certainement pas d’aussi bonne composition que les italiennes, mais n’ont rien de comparable à l’agressivité de beaucoup d’abeilles de France.

Ces observations sont basées sur ce que j’ai vu durant mon séjour en Espagne et au Portugal et sur mon expérience à Buckfast se bornant à la saison 1960.  L’été s’étant avéré un raté complet, dès juin et jusqu’à la fin de la saison, il n’a pas été possible de réunir de résultats comparatifs quant à la capacité de récolte de l’abeille espagnole pure ou de l’métis de premier croisement.  Il aurait fallu pour cela opérer sur une série de saisons avant d’obtenir des résultats solides.  Je ne serais cependant pas fort surpris que l’abeille espagnole ne se hisse au niveau de l’abeille française, dont il a été démontré par l’expérience qu’elle est la plus remarquable productrice de miel de toutes les races européennes.

J’ai déjà mentionné la sensibilité aux maladies du couvain, défaut commun à presque toutes les variétés de l’abeille noire commune d’Europe.  Toutes ces variétés partagent aussi caractéristiquement une sensibilité à l’acariose qui se trouve chez la Tellienne, l’ancêtre commun, dont elles descendent.  L’acariose sévit fort dans toute la Péninsule et en particulier le long de la Méditerranée et en Andalousie.  De fait, il m’a été dit que les pertes étaient si fortes qu’elles ont causé une baisse du nombre des colonies en Espagne.  Les autorités sont arrivées à la conclusion que les traitements n’ont guère d’utilité, et que la seule solution à longue échéance serait de développer une abeille résistante.  Des expériences en ce sens sont en cours à Malaga.

Conclusion

Homme préhistorique
récoltant le miel

En me mettant en route pour l’Espagne, j’avais le ferme espoir d’avoir l’occasion de visiter cette grotte unique près de Bicorp, à quelque 80 km au sud-ouest de Valence où se trouvent les fameuses peintures.  Ces peintures sur la roche, dans la Cueva de la Arana, représentent un homme, sur une paroi rocheuse, récoltant du miel d’une cavité.  C’est le monument le plus ancien, de son espèce, ayant trait à l’apiculture : on estime qu’il remonte à entre 8 000 et 10 000 ans suivant les avis.  Il a été peint selon toute probabilité en un temps où la plus grande partie de l’Europe au nord des Pyrénées et des Alpes subissait encore la dernière étreinte attardée de la période glaciaire.

Nous quittâmes Valence de bon matin, mais d’autres occupations nous empêchèrent d’arriver à Bicorp avant quatre heures de l’après-midi, pour nous entendre dire que la caverne était à une bonne heure de là et qu’on ne pouvait y aller qu’à pied.  Nous ne disposions pas du temps nécessaire, devant être le soir à Alicante, ce qui nous faisait encore une fameuse trotte.  A notre vif désappointement, force nous fut de repartir sans avoir vu les peintures.

Durant la première partie de notre voyage, nous dûmes nous accommoder de chaleurs extrêmes.  Je n’oublierai jamais la journée passée à Murcie, au cours de laquelle même mes compagnons, cependant habitués aux hautes températures, trouvèrent la chaleur presque intenable.  Sur la fin, ce furent de fortes pluies qui rendirent l’avance pénible dans le nord du Portugal.  Le froid ne nous épargna pas non plus : nous en avions à peine fini d’inspecter le tout dernier rucher, sur une saillie d’une montagne presque verticale dominant Colvilha qu’il nous fallut prendre les jambes au cou pour nous abriter d’une tempête de grêle.  Le matin suivant, sur le chemin de retour depuis Guardia, c’était nettement hivernal.  Grâce à la détermination dont firent preuve mes assistants, nous en finīmes fort à propos.

Remerciements

Je voudrais profiter de l’occasion pour exprimer ma gratitude pour l’aide fournie par les Ministères de l’Agriculture à Madrid et à Lisbonne.  Je suis particulièrement obligé à Sr A.G. de VINESA, Sr J.M. SEPULVEDA et Sr Vasco CORREIA PAIXAO.  Ce dernier eut la tâche la plus difficile, peut-être, qu’il remplit néanmoins avec autant de patience que de persévérance.  Je désire aussi exprimer mes remerciements aux nombreux apiculteurs espagnols et portugais qui, si généreusement, m’abandonnèrent les reines nécessaires à la poursuite d’examens et d’élevages ultérieurs.