Publié en français dans
La Belgique Apicole, 25, 1961, p262-268 et 300-302. avec leur permission. Original in the Bee World, 42, may 1961. |
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par le Frère ADAM, O.S.B. Abbaye St Mary, Buckfast, South Devon - Angleterre. Traduction et adaptation française par Georges LEDENT Uccle, Belgique |
BA 25(10), 1961, p262-268
Lorsque, en 1949, fut élaboré le premier plan en vue de cette entreprise, la Péninsule Ibérique y formait un maillon important dans la chaîne des pays demandant une enquête. Ce n’est cependant qu’en 1959 que se présenta l’occasion de prospecter ce secteur contigu à la Méditerranée. La péninsule ibérique présente une importance particulière tant au point de vue pratique que scientifique, en relation avec la tâche que j’ai entreprise.
Le Dr. Friedrich RUTTNER (1952) relève que durant la période glaciaire qui s’étend sur un million d’années, les conditions climatiques étaient telles qu’elles excluaient l’existence de l’abeille à miel de la plus grande partie de l’Europe. La grande couche de glace scandinave s’étendait du cap Nord jusqu’à une ligne, au Sud, allant de l’estuaire de la Severn en Angleterre, à l’est, jusqu’à Kiev en Russie et plus loin. Les Pyrénées et les Alpes étaient recouvertes par des glaciers et la région, s’étendant plus au nord jusqu’à la frange de la couche de glace scandinave, consistait en une vaste toundra. Les restes fossiles, jusqu’ici mis à jour en Europe, datent tous de la période tertiaire. Durant la période glaciaire, les abeilles européennes en furent réduites à trois lieux de refuge sur le Continent : les presqu’îles ibérique, apennine et balkanique. L’abeille de la presqu’île de l’Apennin, l’italienne, a probablement toujours été confinée à son pays d’origine, en raison de ce que les Alpes formaient une barrière insurmontable à toute migration vers le Nord. Par contre, après la période glaciaire, l’abeille de la péninsule balkanique put s’étendre en direction nord jusqu’à la barrière orientale des Alpes, et au nord-est, jusqu’en bordure de la Russie méridionale où il semble que sa progression ait été stoppée, non par des chaînes montagneuses, mais par de vastes steppes, sans arbres. De cela, il résulte que la repopulation de l’Europe à l’issue de la période glaciaire fut l’affaire de l’abeille de la péninsule ibérique. La brèche à chacune des extrémités des Pyrénées permit une migration sans verrou ni obstacle en direction du nord. Ce retour post-glaciaire de l’abeille en Europe Centrale eut lieu il y a environ 7000 ans.
Etant donné que l’abeille noire d’Europe provient de la péninsule balkanique, le Dr. RUTTNER tient qu’elle devrait recevoir le nom de son pays d’origine, au même titre que les deux autres variétés européennes portent le nom des pays où on les trouve maintenant sous leur forme la plus typique. Alors qu’il ne subsiste aucun doute que l’abeille européenne noire ou brune — et, en fait, toutes les abeilles qui se rencontrent dans toute l’étendue de la Russie septentrionale — remonte à la souche ibérique, il est, en retour, tout aussi certain que celle-ci, dans un passé encore plus lointain, est la descendante de l’abeille nord-africaine appelée communément Tellienne, soit l’Apis mellifera unicolor var. intermissa. Dans mon rapport, publié en 1954, j’avais exprimé l’opinion que la Tellienne était une race primaire, et que les nombreuses variétés d’abeilles brunes ou noires — tout au moins celles d’Europe occidentale — avaient évolué au cours des temps à partir de la Tellienne. J’avais signalé aussi que je n’avais pas eu l’occasion d’explorer la péninsule ibérique mais que les variations — à partir du prototype — relevées dans les lignées dans le midi de la France et le nord-ouest de l’Europe n’étaient qu’une question de degré. L’étroitesse de la parenté sautait aux yeux. Il était aisé de suivre le tracé de l’évolution, orienté vers le nord et vers le nord-est à partir des Pyrénées. Les différences se bornaient à des nuances de degré et d’intensité. D’emblée, il m’était clair que, bien que la péninsule ibérique n’ait été qu’un relais de poste sur la voie du développement, elle n’en constituait pas moins le lien vital entre ce qu’on appelle l’abeille noire européenne et le prototype. Autant que nous le sachions, les périodes glaciaires et interglaciaires s’étendirent sur une période de plus d’un million d’années allant jusqu’à 5000 ans avant J.C. Apis mellifera var. mellifera était confinée au territoire au sud des Pyrénées. Elle y était donc virtuellement isolée de tout contact avec le continent africain et, plus complètement encore avec le reste du monde. Le détroit de Gibraltar, au plus étroit, est large de 14,5 km et on peut considérer comme certain qu’un essaim ne pourrait parcourir cette distance en vol. Le fort vent d’est, presque constant et localisé au détroit et au voisinage immédiat rend la traversée doublement impossible à un essaim.
Ces considérations mises à part, j’envisageais de faire connaissance de plus près avec les abeilles et l’apiculture dans la péninsule, étant déjà pourvu d’amples informations sur le trajet. Ces renseignements, je les devais à un jeune moine espagnol qui avait séjourné à Buckfast de 1926 à 1928 pour apprendre l’apiculture. Il appartenait à l’abbaye de Valvanera dans le Nord du pays. Abeilles et apiculture se trouvent avoir été liées à cette abbaye dans le cœur des apiculteurs espagnols de façon toute particulière en ce que la Vierge de Valvanera est considérée comme la protectrice des apiculteurs dans toute l’Espagne. Ce jeune moine, avec dix-huit membres de cette communauté, fut hélas tué en automne 1936 au cours de la guerre civile.
J’arrivai en Espagne au début de septembre 1959. Entré par l’extrémité méditerranéenne des Pyrénées, je la quittai deux mois plus tard par l’extrémité atlantique, via Irun. Durant mon séjour, j’avais parcouru non moins de 10 500 km en voiture. Mon enquête me conduisit de Gerone à l’extrémité nord-est jusqu’à Lagos à l’extrême sud-ouest, et de Tarifa, le point le plus méridional, à Coruña dans le coin nord-ouest. Je dus à la générosité, tant des apiculteurs espagnols que portugais, de me procurer des reines de chaque secteur de la péninsule, ainsi que des échantillons d’abeilles en nombre encore plus grand, en vue d’études biométriques par le département apicole de Rothamsted.
Señor A.G. de VINUESA, qui publie Apicultura, et Sr J.M. SEPULVEDA, l’un et l’autre médecins vétérinaires, m’accompagnèrent en Espagne. Au Portugal, le Ministère de l’Agriculture désigna Sr V. CORRELA, son conseiller technique en apiculture, pour m’assister. On dit souvent que le temps ne tire pas à conséquence pour les peuples méridionaux, qu’ils ont un penchant, pardonnable, à reporter tout ce qu’il est possible au lendemain. Il n’en allait certainement pas ainsi des trois personnages en question. De fait, il me fallut souvent faire un gros effort pour tenir, face à leur énergie et à leur détermination. De jour, pas de temps perdu, et souvent l’on roulait de longues heures la nuit.
La péninsule ibérique est un monde en soi, de multiples manières. Elle est coupée du reste de l’Europe par une puissante barrière montagneuse, difficile à passer sauf à ses extrémités. C’est aussi un pays de violents contrastes. Le sud-est et le nord-ouest possèdent des chaînes de montagnes à l’échelle des Alpes, dépassant la ligne des neiges. Parmi ces montagnes se nichent de riches et charmantes vallées.
Par contraste, la grande plaine centrale ou Meseta, à l’altitude moyenne de 600 m, présente une étendue énorme d’une désolante uniformité avec des températures extrêmes — fournaise en été et glacière en hiver. Le bord Est, le long de la Méditerranée, jouit d’un climat égal, dépourvu d’hiver au sens propre du terme. Le long de la côte ouest, au nord de Lagos, à Coruña, les vents lourds d’humidité de l’Atlantique pénètrent en profondeur à l’intérieur des terres auxquelles ils confèrent une extrême fertilité. L’Espagne méridionale, surtout l’Andalousie, et le Portugal, ont des hivers chauds et des étés torrides. La distribution des pluies et leur caractère présentent des contrastes aussi accusés, que le pays lui-même. Le nord-ouest de la péninsule a des précipitations moyennes de 710 mm et plus, avec 1776 mm à St Jacques de Compostelle — ce qui équivaut à ce que nous avons à Buckfast — et 30,5 mm et moins dans le sud-est de l’Espagne, mais 901 mm dans la région de Gibraltar. Les pluies, dans le nord-ouest, rappellent en type et intensité ce que nous avons en Angleterre. Le jour où nous étions à Vigo et, quelques semaines plus tard, dans le nord du Portugal, nous recevions une pluie en tout point aussi persistante et torrentielle que ce à quoi le Devon nous a accoutumé. Dans les parties arides d’Espagne, les pluies sont réservées à l’automne et à l’hiver mais sont spasmodiques et très incertaines. Puis surviennent de courtes et violentes averses qui, souvent, semblent tomber d’un ciel serein. Des averses de ce genre ne peuvent pénétrer la dure croûte du sol et n’ont guère pour effet que d’emporter ce qu’il peut y avoir de couche fertile superficielle. Lorsque la pluie vient à manquer, ce qui n’arrive que trop fréquemment, la misère est à la porte.
En raison de l’extraordinaire variété en fait de climat, altitude, exposition et sol, la péninsule ibérique est plus riche en espèces de plantes que tout autre secteur en Europe.
Les arbres les plus typiques des régions arides sont les deux espèces de chênes, le chêne vert persistant (Quercus ilex) et le chêne liège (Quercus suber) et, naturellement, le caroubier (Ceratonia siliqua). Dans la Meseta, souvent les grands-routes sont bordées de Robinia pseudoacacia qui est à peu près le seul arbre qu’on y voie. La végétation prédominante de la Meseta et des zones pierreuses non cultivées, dont il y a partout d’immenses étendues, est faite de buissons rabougris, de plantes herbacées à feuillage vert persistant des familles des Cistacées et Labiées. Parmi ces dernières, le thym, la lavande, la sauge et le romarin sont les grandes pourvoyeuses de nectar dans la péninsule. La bruyère et le genêt, le genêt d’Espagne (Spartium junceum) sont extrêmement abondants en Galice dans l’humide nord-ouest, ainsi que beaucoup d’espèces d’Erica . De fait, il y a de grandes étendues de marécages dans la région montagneuse suivant une ligne dirigée vers le nord-ouest, de Bragance à Bilbao. La Calluna vulgaris semble néanmoins beaucoup plus répandue dans les parages montagneux de l’Espagne septentrionale et dans les régions boisées de ce secteur. Je suis tombé sur la première bruyère en fleur dans des taillis entre Almazan et Soria, puis, le lendemain, ce furent des étendues beaucoup plus larges, en route pour Logrofio. On en trouve également de façon répandue, en particulier dans le sud du Portugal, sous le couvert des chênes-lièges. Ici, la bruyère fleurit sensiblement plus tard qu’en Europe septentrionale, et elle n’est pas rabougrie, noueuse comme chez nous ; son port est élevé et les épis floraux forment des jets allongés. Un nombre infini, semble-t-il, de bruyères Erica peut être repéré dans toute l’étendue de la péninsule. La sorte la plus commune est la bruyère d’Espagne (Erica australis), la portugaise (E. lusitania), puis E. arborea alpina, une espèce indigène des montagnes espagnoles, E. umbellata et E. scoparia.
L’eucalyptus est fort commun en Andalousie et en partie au Portugal. Dans la province de Huelva, j’en ai noté de grandes plantations datant de nombreuses années. Deux des espèces les plus répandues sont Eucalyptus globulus, fleurissant en novembre décembre, et E. rostrata qui fleurit de mi-juin à mi-juillet. Ce dernier ne donne du nectar que le soir et tôt le matin. Les grands bocages d’orangers se confinent à une zone relativement restreinte, au sud et au nord de Valence et à l’ouest de Séville. La châtaigne d’Espagne (Castanea sativa) se rencontre en grande abondance dans le nord du Portugal, dans la zone entre Braga, Vila Real et Bragance. Le trèfle blanc (Trifolium repens), bien que commun dans le nord-ouest de l’Espagne, n’est pas considéré comme source de nectar. En Andalousie, de vastes étendues de coton (Gossypium herbageum) sont cultivées, mais les pulvérisations empoisonnées causent souvent de lourdes pertes en abeilles.
Il est clair que la péninsule ibérique jouit d’une surabondance d’arbres, ainsi que de buissons et de plantes, donnant du nectar, dont les plus importants sont sans aucun doute l’oranger, le romarin, la lavande, le thym, la bruyère et les divers Erica, Eucalyptus et, peut-être, le caroubier.
Tous ces détails peuvent paraître superflus, à côté de l’objectif principal de mes recherches. Néanmoins, qu’il me soit permis de mettre l’accent sur le fait qu’un des buts fondamentaux d’un voyage comme celui-ci consiste à obtenir une connaissance intime de l’histoire et de l’origine d’une race d’abeilles, ainsi que des à-côtés et des influences qui ont joué dans la formation et le développement d’une race et d’une lignée particulière. Rappelons que l’habitat où s’est, au cours des ans, formé et modelé un organisme est en relation étroite avec les caractères dont il est affecté. En réalité, les caractères propres d’un organisme reflètent souvent les influences particulières de son habitat, et il n’existe peut-être pas d’organisme chez lequel il n’en soit autant ainsi que chez l’abeille. Dans la nature, l’abeille est absolument à la merci de son milieu, et elle doit ou bien s’adapter ou bien périr.
BA 25(11), 1961, p300-302
En entrant en Espagne, j’ambitionnais d’explorer aussi bien que possible le coin nord-est de la péninsule avant de pousser vers Madrid. La province de Catalogne, à la flore variée et au climat relativement humide, est une bonne région pour l’apiculture. La ruche de Layens, française d’origine y est fort communément en usage. Cette ruche ne comporte pas de hausse. La vaste chambre à couvain, tenant quatorze cadres de 35x30 cm offre la capacité pour le couvain et les provisions. C’est une construction en forme d’armoire, à toit plat que des charnières relient au corps : les deux bouts de celui-ci sont munis de poignées métalliques. Le grand avantage est la facilité du transport — de première importance là où l’apiculture pastorale est de règle. Ceci vaut pour une bonne partie du pays près de la Méditerranée. Après que romarins et orangers aient fini de fleurir, les ruches sont transportées dans les régions plus hautes du plateau central où, en juin et juillet, abondent le thym et aussi la lavande et, de-ci de-là, le sainfoin. Le romarin donne une petite deuxième miellée à fin septembre, le long de la côte. Alors que je passais par le sud de Narbonne quelques jours plus tôt, par le célèbre district de Corbières, je notai que le romarin allait précisément se remettre à fleurir. En Catalogne, la production moyenne de miel de surplus est de l’ordre de 25 kg par ruche.
Selon les sources les meilleures, il y a environ un million deux cent mille ruches d’abeilles en Espagne, dont un tiers de construction primitive. Mais le nombre réel pourrait dépasser de loin ce nombre. Le Portugal, dont la superficie ne représente que 15 % de la péninsule ibérique, a un total de 473 642 colonies, dont 111 924 en ruches modernes. La densité relative par km2 est, par suite, approximativement de 5,36 par km2 pour le Portugal est de 2,53 pour l’Espagne. La signification de ces chiffres ressort mieux en les rapprochant de la moyenne de 1,5 pour l’Angleterre et le Pays de Galles où il y a actuellement 219 545 colonies.
Dans les deux pays, la ruche Langstroth est une des plus répandues. De fait, le catalogue de la plus grosse maison de matériel d’Espagne n’offre que la Colmena Perfection (Langstroth) et la « de Layens ». Il n’est pas fait usage de hausses à cadres bas mais uniquement de corps complets Langstroth en tant que hausses. Deux firmes se sont spécialisées dans la fabrication de cire gaufrée.
L’apiculture primitive reste bien ancrée, et à juste titre, tant en Espagne qu’au Portugal. A León et Orense, je suis tombé sur des ruches en tronc d’arbre et, en Castille, sur certaines en clayonnage, avec l’habituel recouvrement d’argile. Néanmoins, le liège constitue le matériau usuel dans lequel sont construites les ruches primitives de cette partie du monde. Les vastes forêts de chênes liège fournissent un matériau idéal à cette destination, particulièrement en ce qu’il est un excellent isolant. Le liège, en outre, ne coûte pour ainsi dire rien et la confection ne demande ni peine ni adresse spéciale. Une feuille de liège, détachée de l’arbre et à laquelle on laisse reprendre sa forme naturelle, et quelques épines de bois de ciste enfoncées au raccord vertical, et le corps est assemblé. Un morceau de liège posé à plat coiffe le cylindre, formant toit, et la ruche est prête à l’usage. C’est bien moins compliqué que de faire une ruche en vannerie ou en paille tressée. Columelle nous dit qu’à l’époque romaine on occupait les loisirs des esclaves à confectionner des ruches en liège.
Le diamètre des ruches en liège varie quelque peu. Il est d’ordinaire d’environ 25 cm. La hauteur est d’environ 45 cm. Ces ruches sont utilisées invariablement en position verticale — jamais horizontalement ou empilées suivant l’habitude sicilienne ou dans le Moyen-Orient — et généralement en grand nombre. Il n’est pas rare d’en trouver une centaine et plus, alignées ou l’une derrière l’autre, en un seul endroit. De fait, ces apiculteurs à l’ancienne mode ont un dicton : « De cien uno y de una cien », signifiant : « Hors de cent, une et hors d’une, cent », qui est une allusion au caractère transitoire des colonies dans les mauvaises années et à leur multiplication magique quand l’année est bonne et les circonstances favorables.
Il peut surprendre, peut-être, d’apprendre qu’en Espagne et au Portugal l’apiculture est pratiquée sur une aussi large échelle qu’ailleurs en Europe. De fait, avec une densité moyenne d’environ 2,9 colonies par km2, l’apiculture doit forcément jouer un rôle important dans l’économie nationale. Il n’existe cependant pas d’apiculture intensive telle que nous la connaissons. Ici, on laisse aller comme cela va : aucun effort n’est fait pour améliorer la race. Des reines italiennes sont importées de-ci de-là. Il n’y a virtuellement pas d’élevage de reines. Les apiculteurs commerciaux s’en remettent au système pastoral pour faire recette. Cependant de gros apiculteurs commerciaux sont souvent trouvés aux endroits les plus inattendus. J’en ai rencontré un, entre Zamora et Salamanque, qui avait 800 colonies. Près de Séville, il y a une vieille entreprise familiale avec 2000 colonies, disposant d’une installation d’emballage comme il n’y en a pas de meilleure en Europe Septentrionale. Cette firme conditionne son miel en bocaux fort jolis, ornementés, de grandeur et de dessins différents.
Dans toute l’étendue de l’Espagne, l’apiculture est du ressort du Service Vétérinaire. Elle est généralement représentée dans les stations agricoles provinciales. On l’enseigne également dans les grands instituts agricoles. J’en ai visité un certain nombre. L’un dans le Sud, près du cap Trafalgar, ne comporte pas moins de 27 km2 et on y enseigne toutes les branches de l’agriculture, y compris l’apiculture. Un autre Institut, près de Zamora, dans le nord-ouest, m’a paru avoir un développement similaire. Il s’agit là d’organismes privés, non étatiques. J’ai toujours gardé l’impression que les autorités espagnoles ne s’intéressent guère à pousser l’apiculture. Un mouvement a cependant été mis sur pied en vue de constituer un Institut National de Recherche Apicole mais il reste à voir s’il sortira quelque chose de ce projet. Bien sûr, il est lamentable que l’apiculture ne reçoive pas l’appui souhaitable, car un grand pas en avant pourrait certainement être fait dans tous les domaines.
Les conditions au Portugal sont, à ce point de vue, quelque peu différentes. La précision des statistiques sur le nombre de colonies dans ce pays fait augurer que l’apiculture y est l’objet de plus de sollicitude. Sr Vasco CORREIA PAIXAO est conseiller technique pour l’apiculture au Ministère de l’Agriculture. Il a aussi la fonction de Posto central de Fomento apicola. J’ai noté de multiples manifestations pratiques du zèle avec lequel le Ministère vient en aide à l’apiculture. L’Université d’Oporto a publié une étude approfondie sur l’analyse des pollens des miels portugais (Martins d’ALTE, 1951).
Il paraît fort surprenant qu’on n’ait pas tenté jusqu’ici de revue ou d’étude approfondie sur les abeilles de la Péninsule Ibérique. J’ai déjà exposé que, très vraisemblablement, c’est de cette souche que proviennent toutes les races foncées d’Apis mellifera, et qu’à son tour cette abeille descend de la Tellienne. L’hypothèse selon laquelle l’origine aurait été orientée à la fois vers le sud et vers le nord, est insoutenable en raison de ce que c’est l’abeille tellienne qui possède au plus haut point, concentrés en elle, les caractères que manifestent les nombreuses sous-variétés.
Comme l’abeille se soucie fort peu de frontières politiques ou nationales, il paraît à peine correct de parler d’une abeille espagnole ou portugaise. Il n’est pas davantage question de diversifier plusieurs races, vu qu’il n’existe pas de barrières montagneuses pouvant isoler un secteur de la Péninsule de l’autre et ainsi donner lieu au développement de races distinctes. Par contre, il y a diverses lignées distinctes, selon toute vraisemblance en raison de conditions géographiques et de climat différant de façon marquée dans la Péninsule. Mais il y a lieu de mettre l’accent sur le fait que ces différences ne sont jamais plus que dans le degré d’intensité dans les caractères basiques. Autant il serait erroné d’attendre quelque chose qui n’est pas présent dans le prototype, autant il le serait de supposer que des facteurs géographiques ou climatériques n’exercent pas un effet sélectif sur les caractères basiques, spécialement chez un être aussi sensible aux influences que l’abeille.
Luis MENDEZ de PORRES, dans son traité d’apiculture, publié par lui à Alcala de Henares en 1586, parle de la grande diversité en taille, tempérament et couleur des abeilles de son époque. C’est certainement encore vrai maintenant. Mais la grande diversité ne se borne pas à la taille, à l’aspect et au tempérament. Elle s’étend à toutes les qualités sur lesquelles se base le rendement. Dans l’ensemble, l’abeille ibérique est noire comme jais et ce noir est souvent accentué par le peu de développement des tomenta et de la toison. Nulle part je n’ai pu trouver d’abeilles que l’on puisse dire jaunes, sauf de récentes importations. Néanmoins, j’ai observé de-ci de-là des marques jaune clair, restreintes à la zone où les trois premiers segments dorsaux joignent les plaques ventrales, tout comme noté occasionnellement chez la Tellienne en Afrique du Nord. Les reines sont noires et de couleur très uniforme. Elles sont rapides dans leurs mouvements et plutôt nerveuses. Elles sont prolifiques, mais leur fécondité est largement contrôlée par la présence de « pour faire » ou son absence. En d’autres termes, pas de ponte excessive par temps de disette, ce qui arrive facilement à l’italienne. Par contre, fécondité appropriée et à plein lorsque les conditions sont là. Une flexibilité de cet ordre est essentielle en présence des conditions climatériques ambiantes. Les colonies peuvent se développer en populations énormes quand les conditions sont bonnes et la valeur économique de telles colonies est ici sauvegardée par la modération en fait d’essaimage. L’extrême tendance à essaimer de la Tellienne est sa condamnation, du point de vue de l’apiculteur praticien. L’abeille ibérique a en commun avec la Tellienne et ce en pleine mesure, sa robustesse extraordinaire. Elle est active — et pas pour rien — à des températures où d’autres abeilles ne mettraient pas le nez dehors. Elle a aussi pleinement en partage la sensibilité aux maladies du couvain. Le recours généreux à la propolis est un des traits les plus indésirables de l’abeille ibérique. Cependant, on peut trouver des lignées ne manifestant pas cette propension. Pour ce qui est de l’humeur, les abeilles de l’Espagne du nord-est et du pied des Pyrénées semblent plus irritables que dans le reste du pays. Mais j’ai rencontré des colonies sérieusement méchantes en des endroits très dispersés, par exemple au Sud de Malaga et aussi bien au Nord de Lisbonne. Dans l’ensemble, les abeilles ibériques ne sont certainement pas d’aussi bonne composition que les italiennes, mais n’ont rien de comparable à l’agressivité de beaucoup d’abeilles de France.
Ces observations sont basées sur ce que j’ai vu durant mon séjour en Espagne et au Portugal et sur mon expérience à Buckfast se bornant à la saison 1960. L’été s’étant avéré un raté complet, dès juin et jusqu’à la fin de la saison, il n’a pas été possible de réunir de résultats comparatifs quant à la capacité de récolte de l’abeille espagnole pure ou de l’métis de premier croisement. Il aurait fallu pour cela opérer sur une série de saisons avant d’obtenir des résultats solides. Je ne serais cependant pas fort surpris que l’abeille espagnole ne se hisse au niveau de l’abeille française, dont il a été démontré par l’expérience qu’elle est la plus remarquable productrice de miel de toutes les races européennes.
J’ai déjà mentionné la sensibilité aux maladies du couvain, défaut commun à presque toutes les variétés de l’abeille noire commune d’Europe. Toutes ces variétés partagent aussi caractéristiquement une sensibilité à l’acariose qui se trouve chez la Tellienne, l’ancêtre commun, dont elles descendent. L’acariose sévit fort dans toute la Péninsule et en particulier le long de la Méditerranée et en Andalousie. De fait, il m’a été dit que les pertes étaient si fortes qu’elles ont causé une baisse du nombre des colonies en Espagne. Les autorités sont arrivées à la conclusion que les traitements n’ont guère d’utilité, et que la seule solution à longue échéance serait de développer une abeille résistante. Des expériences en ce sens sont en cours à Malaga.
En me mettant en route pour l’Espagne, j’avais le ferme espoir d’avoir l’occasion de visiter cette grotte unique près de Bicorp, à quelque 80 km au sud-ouest de Valence où se trouvent les fameuses peintures. Ces peintures sur la roche, dans la Cueva de la Arana, représentent un homme, sur une paroi rocheuse, récoltant du miel d’une cavité. C’est le monument le plus ancien, de son espèce, ayant trait à l’apiculture : on estime qu’il remonte à entre 8 000 et 10 000 ans suivant les avis. Il a été peint selon toute probabilité en un temps où la plus grande partie de l’Europe au nord des Pyrénées et des Alpes subissait encore la dernière étreinte attardée de la période glaciaire.
Nous quittâmes Valence de bon matin, mais d’autres occupations nous empêchèrent d’arriver à Bicorp avant quatre heures de l’après-midi, pour nous entendre dire que la caverne était à une bonne heure de là et qu’on ne pouvait y aller qu’à pied. Nous ne disposions pas du temps nécessaire, devant être le soir à Alicante, ce qui nous faisait encore une fameuse trotte. A notre vif désappointement, force nous fut de repartir sans avoir vu les peintures.
Durant la première partie de notre voyage, nous dûmes nous accommoder de chaleurs extrêmes. Je n’oublierai jamais la journée passée à Murcie, au cours de laquelle même mes compagnons, cependant habitués aux hautes températures, trouvèrent la chaleur presque intenable. Sur la fin, ce furent de fortes pluies qui rendirent l’avance pénible dans le nord du Portugal. Le froid ne nous épargna pas non plus : nous en avions à peine fini d’inspecter le tout dernier rucher, sur une saillie d’une montagne presque verticale dominant Colvilha qu’il nous fallut prendre les jambes au cou pour nous abriter d’une tempête de grêle. Le matin suivant, sur le chemin de retour depuis Guardia, c’était nettement hivernal. Grâce à la détermination dont firent preuve mes assistants, nous en finîmes fort à propos.
Je voudrais profiter de l’occasion pour exprimer ma gratitude pour l’aide fournie par les Ministères de l’Agriculture à Madrid et à Lisbonne. Je suis particulièrement obligé à Sr A.G. de VINESA, Sr J.M. SEPULVEDA et Sr Vasco CORREIA PAIXAO. Ce dernier eut la tâche la plus difficile, peut-être, qu’il remplit néanmoins avec autant de patience que de persévérance. Je désire aussi exprimer mes remerciements aux nombreux apiculteurs espagnols et portugais qui, si généreusement, m’abandonnèrent les reines nécessaires à la poursuite d’examens et d’élevages ultérieurs.
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