Tandis qu’à l’aube du 23 avril, le « Karadeniz » franchissait les Dardanelles, mes pensées se reportaient à la première grande guerre. Les hauteurs sur la gauche, pour lesquelles on se battit si furieusement, étaient couvertes de fleurs printanières sous la chaude caresse du soleil levant. Le continent à ma droite, je le savais, est considéré comme une des régions les plus favorisées d’Asie Mineure pour l’apiculture.
Comme dit plus haut, j’avais visité une première fois la Turquie en 1954. Alors, j’étais arrivé par la route, traversant la Yougoslavie et la Grèce septentrionale. Il y a 8 ans, la route Istanbul Ankara n’était que pierrailles, la plupart du temps, en bonne partie bien médiocre. A ma vive satisfaction, je trouvai cette fois tout le long du trajet une route automobile excellente.
Lors de ma première visite, je me rendais à Ankara passablement incertain de ce que j’y trouverais. Je savais qu’au Sud du Taunus, je rencontrerais l’influence de l’abeille syrienne et celle de la Caucasienne loin à l’Est. Mais je n’avais aucune idée de ce qui m’attendrait dans le reste de la Turquie. Deux ans plus tôt, étant en Israël, j’avais entendu parler d’un livre : « Etude sur les abeilles et l’apiculture en Turquie », par feu le Prof. F.S. BODENHEIMER, qui avait résidé quelque temps à Ankara. Le livre avait paru en 1942 ; toutefois je ne parvins qu’en août 1958 à en obtenir un exemplaire en prêt, puis, un peu plus tard, le professeur BODENHEIMER m’en faisait tenir un exemplaire. Mais il est certainement fort heureux que je n’aie pas eu ce livre avant 1954, sans quoi j’aurais fort bien pu biffer l’Asie Mineure de mon programme de recherches en la considérant comme dénuée d’importance pratique. Il y a dans ce livre maints détails intéressants relatifs aux ruches primitives et aux méthodes apicoles. Le chapitre sur les races contient des données biométriques et des tentatives de généralisation. Les points de première importance à mon point de vue, à savoir les caractères physiologiques et les qualités de portée économique, ne sont pas discutés. Quelques-uns sont effleurés indirectement, par exemple des comptages de populations de colonies faits aux environs d’Ankara, mais il en ressort malheureusement l’impression que l’abeille d’Anatolie Centrale serait moins prolifique que toute race connue et, en tout état de cause, sans valeur économique.
Le premier trajet en Asie Mineure couvrait le territoire compris entre Ankara, Sivas, Erzincan, Bayburt, Trébizonde, Samsun, Sinop, Kastamonu et, vers l’ouest, jusqu’au sud, à Eskesehir et Bursa : en somme, la moitié nord de la Turquie. Le voyage de 1962 se déroula dans la moitié sud, incluses les régions les plus importantes visitées en 1954, mais non comprise la région militaire orientale. Ce dernier fait, fort regrettable à plus d’un point de vue, peut avoir été une chance, à le considérer après coup : les routes en Turquie, surtout dans les régions reculées, sont inimaginablement mauvaises, et ce que je suis parvenu à en parcourir aurait eu raison de l’endurance de n’importe quel chauffeur. A l’est et au nord-est d’Anakra, cela devenait quasi impossible en 1962 : le sol n’avait pas encore séché en mai et le risque de rester embourbé et sans secours était constamment présent. Les cours d’eau débordaient encore et il fallait les passer à gué sans savoir si la profondeur le permettrait. Le souvenir de ces transes et de ces expériences me hantera encore longtemps. Toutefois de grandes améliorations sont en cours, inclus la construction de routes axiales.
Suivant l’« Encyclopedia Britannica », l’Asie Mineure comprend la Turquie proprement dite, l’Arménie, Chypre et la totalité de la péninsule d’Arabie. Cependant, pour cette fois, mes recherches se limitèrent à ce qui est considéré communément comme l’Asie Mineure, soit la région délimitée par la frontière de la Turquie moderne, à l’est du Bosphore et des Dardanelles : pas loin de 500 mille km2 ; 14 500 km d’est en ouest et 3 800 km du nord au sud. Ce n’est pas un territoire énorme, mais un certain nombre de races distinctes y ont leur habitat. Ceci peut surprendre aussi longtemps qu’on ignore la topographie et les différences climatiques du pays.
L’Anatolie est entourée de chaînes montagneuses au nord, à l’est et au sud. Une chaîne de moindre importance court depuis les éperons ouest de la chaîne Pontique jusqu’au Taurus de Lycie, fermant le cercle. La chaîne ouest, bien qu’atteignant en quelques points des pointes approchant des 2 500 m, s’abaisse vers la mer Egée et la mer de Marmara. A l’extrémité est, l’inverse se produit, le sommet le plus élevé étant, à l’altitude de plus de 4 000 m, le mont Ararat — où, suivant la tradition, Noé posa son arche. Encerclée par ces montagnes, nous avons l’Anatolie Centrale, une steppe à un millier de mètres d’altitude.
Le long des côtes, d’Alexandrette aux Dardanelles, le climat est méditerranéen : hivers pluvieux et étés secs. Le littoral Nord, du Bosphore à Batoum, reçoit des pluies abondantes toute l’année, plus fortes à mesure qu’on approche du Caucase. Près de la frontière soviétique la moyenne des précipitations atteint 250 mm. Je me souviens fort bien que la nuit de mon arrivée à Trébizonde en 1954, à fin août, il pleuvait aussi abondamment que dans notre Sud Devon anglais. En Turquie orientale, anciennement l’Arménie, il pleut sensiblement moins, mais les hivers sont durs et prolongés. En août 1954, me trouvant à Erzincan, je pouvais voir de la neige de l’hiver précédent, restée sur les hauteurs avoisinantes.
L’Anatolie Centrale a des étés chauds et secs et des hivers rudes, avec jusqu’à 43 degrés sous zéro à Ankara. La pluie est rare, en moyenne 330 mm annuellement, ou moins. Les pluies tout au long de l’année, comme sur la côte de la Mer Noire, on ne les connaît pas en Anatolie Centrale où le peu qui tombe le fait principalement en hiver et au printemps. Durant la majeure partie de l’été, cette partie de l’Asie Mineure offre le spectacle d’un désert comparable à celui de l’Arabie pourtant distant de centaines de kilomètres au sud-est. L’immense lac salé de Tuz-Gölö, au cœur de ce plateau, ne fait que souligner l’aridité de l’Anatolie Centrale.
Dans les plaines semi-tropicales et dans les vallées abritées de Cilicie et d’Antalya, l’eucalyptus, l’oranger, le citronnier, le palmier-dattier et le cotonnier constituent les principales sources de nectar. On trouve diverses variétés de trèfle dans les riches pâturages sur les versants sud du Taurus. Dans les régions plus hautes, chêne et sapin donnent du miellat, et la flore alpine du nectar. Le long de la côte de la Mer Noire, la végétation offre beaucoup plus de variété et de richesse que le long de la Méditerranée, en raison de pluies plus abondantes et régulières, bien que, depuis le promontoire du Sinope en allant vers l’est, cela se dégrade, les pluies se faisant plus rares à mesure qu’on approche du Bosphore. Presque tout contre le Sinope, vers l’est, entre Gerze et Alçam, se trouve une vaste étendue de jungle, d’une richesse végétale que je n’ai rencontrée nulle part ailleurs au cours de mes voyages. Les meilleurs tabacs du monde viennent de la région entre Bafra et Samsun. A l’est de Samsun, ce ne sont partout qu’oliviers et citronniers, et à l’est de Trébisonde le thé est largement cultivé. Les coteaux derrière les plaines du littoral se parent de forêts de pins et de sapins, de cèdres, de chênes et de hêtres. Sur les versants face au nord, poussent communément diverses éricacées, dont Erica arborea et de la bruyère. Il y a aussi ici du Rhododendron ponticum et du R. luteum, dont provient le miel empoisonné.
La végétation de l’Anatolie occidentale rappelle davantage celle de l’Europe méridionale. La région au sud-ouest d’Izmit est un des plus beaux vergers du monde. Bien que réputée surtout pour ses figues et ses raisins, nombre d’autres fruits de nombreuses espèces y prospèrent à la perfection. C’est aussi la contrée d’Asie Mineure la plus favorable à l’apiculture. L’Anatolie Centrale, pour sa part, est à l’autre extrême : le printemps y éclate d’un coup, avec une profusion éphémère de végétation, mais au milieu de l’été tout a dépéri et le pays devient aride, brun et brûlé. Il n’y a presque pas d’arbres dans cette partie de la Turquie, sauf autour des habitations. Les villages et les villes de cette haute steppe font penser en été à des oasis, mais en place de palmiers, ce sont de puissants peupliers qui s’élancent vers le ciel. Comme on pouvait s’y attendre, la miellée dans ces régions est brève mais abondante, suivie de 3 ou 4 mois de chaleur, de sécheresse et de stérilité jusqu’au retour de l’hiver. Lors de l’épanouissement printanier, la nature se parait de nombre de fleurs qui m’étaient inconnues. Néanmoins, à en juger par le miel récolté et par la végétation, je conclus que les sources principales de nectar sont différentes espèces de chardons.
A l’est du Plateau Central, en direction des hauteurs de l’Arménie, le relief s’élève constamment, l’abondance des pluies s’accentuant parallèlement, de même que la rudesse du climat. La végétation évolue en conséquence, graduellement : passé Sivas, des pâturages verts se trouvent même sur la fin de l’été. Le miel, ici, est semblable à celui provenant en Angleterre du trèfle blanc, sauf que sa densité est plus forte. A Baiburt, à 1500 mètres, la végétation apparaît pauvre et maigre, ce qui n’empêcha pas que je tombe sur des ruches modernes avec deux hausses Langstroth bourrées de miel. Kars, à deux pas de la frontière soviétique, a la réputation d’être un des villages ayant la meilleure production de miel, mais ici, tout comme dans nombre de régions à grandes forêts, il provient principalement de miellat.
On connaît de longue date l’Asie Mineure pour son miel empoisonné, provenant du Rhododendron ponticum à fleur violette et de l’azalée jaune, plus correctement R. luteum. Ces deux arbustes croissent à l’état sauvage, en masse, uniquement le long de la côte turque de la Mer Noire, leur habitat d’origine. Les symptômes généraux d’empoisonnement sont des nausées, étourdissements, maux de tête, troubles visuels, cécité temporaire dont la gravité dépend de la sensibilité individuelle et de la quantité de poison ingérée. Récemment on a signalé des pertes d’abeilles dans des régions d’Ecosse abondamment fournies de rhododendrons, mais au cours de mes visites à la côte turque de la Mer Noire, jamais je n’ai entendu d’allusion à des pertes d’abeilles, de ce fait.
A l’Institut d’Apiculture d’Ankara, on m’a montré une liste de la flore nectarifère de Turquie. Elle comprenait des sources de miellée bien connues comme le tilleul, l’acacia et le noisetier (la Turquie est la source mondiale d’approvisionnement de noisettes !). Il m’est arrivé d’en trouver par-ci par-là, mais jamais en nombre suffisant pour constituer une source importante. Mes deux guides n’étaient pas familiarisés avec l’apiculture et à cela s’ajoutait le handicap de difficultés linguistiques. Quoi qu’il en soit, des informations recueillies, il résultait pour moi que la diversité de la flore offre de grandes possibilités à l’apiculteur en Asie Mineure.
La Turquie retire la majeure partie de ses revenus de l’agriculture. Elle constitue l’occupation de la majorité de ses habitants. Depuis fin de l’empire Ottoman un grand pas a été franchi en vue de relever toutes les branches de l’agriculture. Chaque vilayet a son directeur agricole ; nombreux sont ceux qui sont dotés d’un lycée où filles et garçons reçoivent un enseignement libre. Il est de pratique à peu près constante que ces collèges possèdent un vaste rucher moderne, car l’apiculture fait partie du programme. L’un d’eux était même équipé pour gaufrer la cire. Dans tout le pays se trouvent aussi des centres expérimentaux et d’élevage où un matériel de choix est mis à la disposition du fermier entreprenant, du producteur de fruits ou de volaille. L’apiculture est représentée dans la plupart de ces centres, mais le principal est l’Institut d’Apiculture déjà mentionné, le Türkiye Aracilik Enstitüsü, Uman Müdürlügü à Ankara. Une station d’élevage de reines y a été créée depuis ma visite en 1954, et, pour autant que je sache, c’est l’unique endroit où, en Turquie, l’élevage de reines se fait suivant les conceptions modernes.
Périodiquement le Ministère de l’Agriculture publie des statistiques comprenant le nombre de colonies en ruches modernes et en ruches primitives dans chaque vilayet, mais les chiffres ne peuvent pas être trop exacts. Il se produit de fortes fluctuations dans le nombre des colonies, fréquemment, par suite de sécheresse en Anatolie Centrale ou d’autres conditions exceptionnellement défavorables dans les régions orientales du pays. Il est généralement admis que le nombre moyen de colonies dépasse le million, dont la plupart en ruches primitives actuellement.
Dans aucun pays visité je n’ai rencontré une telle variété de ruches primitives. Dans la moitié nord de la Turquie, ou partout où abonde le bois, des ruches oblongues en bois (100×25×20 cm) sont généralement utilisées. Elles ont à l’arrière un couvercle détachable, ou plus souvent, une partie du dessus détachable en vue de récolter le miel en fin de saison. On trouve aussi des ruches faites d’un tronc, le cas échéant divisé en long et creusé au ciseau, dont on soulève la moitié supérieure pour prendre le miel. Dans la partie sud de l’Asie Mineure, des ruches cylindriques en matière tressée sont plus répandues mais j’en ai parfois rencontré aussi dans le Nord. Toutes ces ruches, à quelques exceptions près, sont utilisées en position horizontale. Je suis tombé sur des ruches sous abri ouvert empilées l’une sur l’autre mais il est plus fréquent de les tenir isolées. Près d’Isparta, j’ai vu des ruches tressées, à peu près de la grandeur et de la forme de nos cloches, mais pointues et couvertes d’argile. Occasionnellement se rencontrent quantité de modèles bizarres. L’utilisation de tuyaux en terre, généralisé en Syrie et dans les autres pays arabes, n’est pas répandue en Asie Mineure.
Des ruches modernes, la Langstroth, pour le modèle et les dimensions, est utilisée presque exclusivement, bien que j’aie rencontré à Aydin un rucher composé de ruches d’un modèle rare contenant douze rayons d’environ 25×25 cm, parallèles à l’entrée. Ces ruches adroitement construites et bien tenues indiquaient que l’apiculteur s’y entendait. Près de Trébizonde, à ma surprise, je tombai sur une de ces dernières lubies : une ruche dont les cadres se terminent en pointe telle qu’un inventeur français la prônait, il y a une quinzaine d’années. Je fus aussi fort surpris de la présence dans plusieurs lycées agronomiques, de ruches d’un modèle anglais à toit à pignon, entrée, planche de vol et pieds particuliers au modèle dont je me demande, sans en avoir trouvé l’explication, comment il a abouti en Asie Mineure.
La ruche moderne n’a pas pris en Turquie aussi rapidement qu’en beaucoup d’endroits du monde malgré les efforts acharnés en vue de son adoption généralisée. Il semble que les autorités, au départ, n’ont pas réalisé qu’une ruche moderne est sans valeur en l’absence de cire gaufrée et d’extracteur. Lors de ma première visite, j’avais vu beaucoup de matériel moderne à l’abandon. Là où cet équipement était utilisé, je me trouvais souvent en présence d’un enchevêtrement lamentable de rayons bâtis en tous sens par les abeilles. Un apiculteur, conscient de la nécessité de cires gaufrées, garnissait ses cadres de feuilles de cire obtenues vraisemblablement en coulant de la cire sur une dalle de pierre. Rien d’étonnant dans ces conditions qu’il ne se soit produit un retour aux méthodes primitives. Les vieux apiculteurs savaient comment conduire des ruches primitives et en tirer du miel. Néanmoins, lors de ma dernière visite, je constatai avec plaisir que toutes les ruches modernes étaient garnies de cire gaufrée. Partout, un grand progrès s’était manifesté au cours de ces huit années.