Les Abeilles d’Asie Mineure

La péninsule d’Anatolie, nous l’avons vu, présente tous les types de variations topographiques.  Le climat, de subtropical, passe à la haute steppe aride et à des conditions presque arctiques, le tout dans une aire relativement réduite.  A des conditions aussi largement diverses on s’attendrait que corresponde une égale diversité d’abeilles indigènes, et c’est bien le cas, en effet.  En attendant le résultat des études biométriques, basées sur les exemplaires qu’il nous a été possible de recueillir au cours de nos déplacements, et avant que soit possible un classement final, je puis indiquer en termes généraux les races trouvées et certaines de leurs qualités et caractères physiologiques.

Jusqu’ici, il n’y a pas eu en Asie Mineure d’importations tirant à conséquence.  A l’Institut agronomique de Bursa on m’a dit qu’en son temps on avait importé un certain nombre de reines d’Italie mais que les reines d’origine étrangère donnaient une descendance agressive après fécondation par des faux-bourdons indigènes, en raison de quoi on arrêta les importations.  En outre, vu que l’apiculture moderne n’est encore guère pratiquée couramment, on peut considérer que les abeilles recueillies n’ont pas été affectées de métissage et reflètent l’influence exercée par le milieu et les adaptations commandées par la Nature depuis des temps immémoriaux.  L’apiculture pastorale, qui aurait pu jouer un rôle en la matière, n’est que peu pratiquée, sauf dans les secteurs ouest touchant la Mer Egée, là où se rencontre aussi la plus forte concentration de colonies.

A l’endroit le plus méridional de la Turquie, à Antakya — dans les temps anciens Antioche — l’abeille ne diffère pas de l’A mellifera syriaca.  C’est vrai aussi à Gaziantep.  Toutefois, à Mersin, bien que les abeilles soient toujours extrêmement agressives, elles me semblent plus grandes et prolifiques et loin d’être identiques dans leur aspect externe à la pure syriaca.  Ces différences ont été confirmées lors des croisements faits à nos ruchers.  Plus au Nord-Est, à Malatya, les différences (sauf pour la couleur) sont encore plus nettes.  La couleur orange foncé se retrouve jusqu’à Erzincan, mais je n’ai pu établir jusqu’où cela se continue vers l’Est.  On ne la trouve pas au Nord du Taurus.  A Gümüsane, à quelque 80 km plein Nord d’Erzincan, nous aboutissons à une abeille noir pur qui me paraît distincte de la Caucasienne que nous connaissons déjà.  Il peut sembler surprenant qu’à si courte distance d’Erzincan on trouve une race d’abeilles si différente d’aspect autant que de comportement.  C’est que ces deux localités sont séparées par une haute barrière montagneuse que les abeilles sont incapables de franchir.  A Beyburt, à 80 km à l’Est de Gümüsane, à 1500 m d’altitude en bordure du plateau arménien, je tombai sur ce qui me parut être des métis.  Le long de la Mer Noire, l’abeille foncée va jusqu’à Samsun.  La répartition à l’Est de Trébizonde reste à déterminer.  Nous avons actuellement à nos ruchers quelques premières hybrides de cette race Pontique noire et les trouvons prolifiques, laborieuses à la récolte mais trop enclines à essaimer.  Ce croisement est différent en de nombreux points de tout ce que nous avons expérimenté jusqu’ici en fait de premières hybrides caucasiennes.

En ce moment nous avons à l’examen et à l’épreuve des reines pures et des premières métis provenant d’endroits allant de Mersin, au sud, au Sinope, au nord; et de lieux tout à l’Est de l’Asie Mineure allant jusqu’à l’extrême Ouest, inclus le secteur européen de la Turquie.  Mais jusqu’ici, ces observations n’ont porté que sur une saison et, malheureusement, sur une saison qui fut calamiteuse et faisait suite à l’hiver le plus rigoureux dans nos régions depuis 1740.  Aussi n’a-t-il pas été possible, en dehors du caractère, de la fécondité, de la tendance à essaimer, de la dérive, du bon hivernage et de quelques autres caractéristiques, de se former une opinion sur leur capacité relative de récolte.  Par contre, on ne pouvait rêver mieux pour mettre à l’épreuve la capacité de survie hivernale de ces races et croisements.  A quelques exceptions près, les abeilles d’Asie Mineure ont suprêmement bien subi le test, tant les pures que les croisées.

Bien qu’il n’ait pas encore été possible de déterminer la valeur économique de nos importations de 1962, les éléments de preuve rassemblés portent à considérer que nous ne trouverons pas une abeille supérieure à celle d’Anatolie Centrale.  Comme nos premières importations remontent à 1955, j’ai pu me faire là-dessus une opinion passablement étançonnée.

L’abeille d’Anatolie Centrale

Depuis qu’elle a commencé à exister, l’abeille a dû s’adapter à son entourage immédiat ou périr.  L’abeille indigène, de quelque région qu’elle soit, est empreinte de la réflexion sur son caractère des qualités nécessaires à sa survie dans la région en question.  De cela il n’est sans doute pas d’exemple plus classique que celui de l’abeille indigène d’Anatolie Centrale, l’A. mellifera anatolica.

J’ai déjà donné une idée du climat exceptionnel de la haute steppe d’Anatolie Centrale.  Celui-ci, à son tour, marque de son empreinte la flore dont l’abeille dépend pour son existence.  Sur les hauteurs de l’Arménie, les hivers sont reconnus moins rudes et plus longs, mais les conditions générales sont moins cruelles qu’en Anatolie Centrale, en fait les pires de toute l’Asie Mineure.

L’abeille d’Anatolie Centrale ne paie pas de mine.  Petite, ressemblant par la taille à la Cypriote, elle n’a ni l’éclat ni l’uniformité de couleur de celle-ci.  Sa couleur peut le mieux se décrire orange brouillé tournant au brun sur les segments postérieurs tant dorsaux que ventraux.  Le scutellum est généralement orange foncé.  Les reines présentent un rebord foncé en forme de croissant à chaque segment dorsal — une caractéristique commune à toutes les races orientales.  Mais ici elles sont brun noir, et en place de jaune ou d’orange clair nous avons chez elles un orange foncé.  Mais sous cet extérieur sombre, sont cachées des qualités économiques d’une valeur incomparable.

L’abeille anatolienne se porte aux extrêmes, tant dans ses qualités que dans ses défauts.  Par bonheur ses caractéristiques fâcheuses sont peu nombreuses, la plus sérieuse étant son penchant à édifier de folles bâtisses à tout propos et hors de propos.  Cela ne tire guère à conséquence dans l’apiculture primitive avec cadres fixes, mais l’excès rend nuls et non avenus les avantages essentiels du mobilisme.  En outre, l’anatolienne empire la situation en usant de propolis à profusion.  Toutefois l’un et l’autre de ces défauts sont largement atténués, sinon éliminés lorsque les reines sont croisées avec une bonne lignée d’italiennes, voire de carnioliennes.  Tout compte fait, ce n’est que lorsqu’il y a métissage convenable — au premier et au second degré — que la plupart des apiculteurs peuvent envisager de s’assurer les meilleurs rendements économiques de l’abeille anatolienne.

Quant aux qualités, je crois pouvoir déclarer en toute sincérité que l’anatolienne est incomparable, en tout cas en capacité de butinage, en frugalité et pour l’hivernage.  Le croisement la rend extrêmement prolifique.  A la mi-juin, la chambre à couvain d’une Dadant-Blatt aura généralement ses douze cadres pleins à bloc de couvain et de miel.  Pourtant cette abeille n’exagérera pas son élevage hors de saison, comme tant de races ont tendance à le faire.  Elle démarre lentement au printemps; elle ne s’efforcera pas exagérément de développer le nid de ponte avant le retour des beaux jours, mais ceux-ci venus, elle battra toute autre race.

Elle ne gaspillera pas de précieuses provisions en espoirs prématurés et inutiles par les temps variables et défavorables d’un début de printemps.  Après la grande miellée et lors de disettes, elle s’arrangera de façon habile à gérer ses réserves de provisions et d’énergie.  Je considère la frugalité de l’anatolienne, en particulier dans nos conditions incertaines de climat et de miellée, comme l’une de ses qualités économiques les plus précieuses, qualité qui fait si tristement défaut chez tant de nos lignées d’aujourd’hui, qui élèvent inconsidérément en période de disette.  L’expérience a montré que l’anatolienne prend soin d’elle-même par temps de pénurie, de raté, alors que d’autres meurent de famine.

J’ai signalé la grande fécondité et la capacité d’élevage de cette race.  Néanmoins je voudrais relever, que là où cela pourrait s’avérer désirable, on pourrait par sélection, développer une lignée qui s’accommoderait des dimensions d’un nid à couvain unique, aux dimensions standard anglaises.  Bien que tellement prolifique après croisement, l’anatolienne ne s’adonne pas à l’essaimage, comme nous l’avons démontré expérimentalement.  Elle a aussi fort bon caractère, supportant les manipulations avec le plus grand calme bien que réagissant vivement par temps froid et tard le soir.  De plus, en fait d’humeur, il semble que, suivant les lignées, de fortes différences se présentent, ainsi que j’ai pu le constater moi-même en Turquie.  Mais sous ce rapport l’anatolienne ne fait pas exception : à ma connaissance, il n’existe pas de race où ne se marque une différence d’une lignée à l’autre.  Un croisement non approprié ou une fécondation laissée au hasard des rencontres de faux-bourdons provoquera de l’irascibilité chez presque n’importe quelle race ou lignée.

Comme signalé antérieurement, l’anatolienne est douée d’une capacité de travail inépuisable, une faculté qui lui permet de traduire ses autres qualités en valeurs concrètes.  De fait, cette abeille personnifie le développement maximum de ce que toute race que j’ai étudiée peut avoir d’industrieux et de capacité à récolter.  En outre, nous avons ici une abeille qui, non seulement fait merveille si la saison est bonne, mais aura un rendement exceptionnel si elle est médiocre ou mauvaise.  Ceci tire davantage à conséquence et est pratiquement plus important qu’une performance brillante à l’occasion d’une saison réellement bonne.  La capacité de tirer parti, même du plus mauvais été, a été clairement démontrée au cours de la saison désastreuse de 1963.  D’autre part, au cours de la saison exceptionnellement bonne de 1959, alors que notre moyenne se trouva portée à 67,8 kg par colonie, les croisées anatoliennes dépassèrent nettement ce chiffre et comblèrent notre attente en tout point.

L’Anatolienne possède nombre de qualités et de caractéristiques qui effareraient qui n’est pas au courant des particularités de cette race.  Par exemple, les reines anatoliennes mettront d’habitude une huitaine de plus à entrer en ponte après fécondation.  Cette particularité n’a, semble-t-il, rien à voir avec le temps : le fait se produit même quand le temps est idéal à la fécondation.  D’autre part, j’ai constaté que le quart des reines feront un service plein de quatre années sans perte dans leur énergie ni dans leur fécondité, même dans une colonie de production normale.  Il est permis de présumer que cette longévité exceptionnelle — tout à fait remarquable compte tenu de la grande fécondité des reines — se transmettra dans une certaine mesure à leur progéniture d’ouvrières.  La force extraordinaire de ces colonies, corrélative à la fécondité effective des reines, ne peut guère s’expliquer autrement.

Je voudrais une fois de plus mettre en relief ceci : on ne peut tabler sur l’Anatolienne pure pour l’obtention de performances maximum.  Ce n’est que croisée convenablement que la race manifeste pleinement son potentiel économique.  De surplus, comme jusqu’ici aucune sélection n’a été faite dans le pays d’origine, on ne peut se procurer d’emblée des reines des meilleures lignées.  Mais sans aucun doute, en raison des grands progrès en train de s’accomplir en Turquie, les chances pourraient augmenter d’obtenir du matériel d’élevage sélectionné.

Tandis que j’avais la bonne fortune de découvrir en Anatolie centrale une race d’abeilles d’une valeur économique éminente, mes deux voyages en Asie furent accompagnés de vicissitudes et de difficultés sans nom.  Je fus aussi contraint d’abréger mon programme de 1962 à la suite d’un accident.  Tandis que je roulais aux abords du lac d’Egridir un pneu éclata — bien que j’eusse monté des pneus spécialement renforcés en vue de pareille éventualité.  La voiture fut emportée au bas d’un haut talus et se renversa sur un tas de caillasses.  Heureusement le dommage n’était que superficiel.  Des secours arrivèrent ; la voiture fut ramenée sur la route et nous pûmes poursuivre jusqu’au prochain village.  Pour une réparation plus complète, je dus attendre d’avoir atteint Salonique quelques semaines plus tard.

Je voudrais exprimer mes remerciements au Ministère de l’Agriculture pour son aide, ainsi qu’aux deux officiers M. Sevki AKALIN qui m’accompagna en 1954 et M. KARAMAN qui fit de même en 1962.  Je souhaiterais également exprimer mes sincères remerciements à l’Ambassade Britannique, de même qu’à l’Ambassade d’Amérique pour l’aide précieuse fournie.