Extrait de La Belgique Apicole, 28 & 29 1964-65 Avec leur permission. Original dans Deutsche Bienenzeitung et le Bee World |
[ Original in English ] [Retour à la Biblio] [ Premier voyage - 1951 ] [ Deuxième voyage - 1954 ] [ Troisième voyage - 1961 ] [ Conclusions des voyages - 1964 ] |
par le Frère ADAM, O.S.B. de l’Abbaye St Mary de Buckfast, Angleterre Traduction et adaptation française par Georges LEDENT Uccle, Belgique |
BA 28(11) 1964 p287-292
Cette relation achève la série de relations de voyages publiée par le Frère Adam dans le « BEE WORLD » et reproduite dans « La Belgique Apicole » de 1953, p. 13, 38, 71, 102, 139, 168; de 1955, p. 72, 113, 168, 169, 195, 196, 235, 274 et 279; de 1959, p. 14 et de 1961, p. 262 et 300. Personne n’a jamais voyagé si longtemps ni si loin pour étudier les diverses races et lignées d’abeilles, et en obtenir matière à élevage, à utiliser et à observer dans les conditions prévalantes à son propre rucher.
Dans ce rapport, Frère Adam traite de ses voyages au Maroc, en Asie Mineure, Grèce septentrionale et îles de la mer Egée, en Yougoslavie et Banat, Egypte et Libye.
Georges LEDENT
La Hulpe - Belgique
Novembre 1964
Lorsque j’ai entrepris ce travail en décembre 1948, mon ferme espoir était d’en avoir fini en quelques années. Toutefois, sans que le dessein en ait été en rien étendu — chacun des pays figurait au programme fixé à l’origine — le travail ne fut mené à bien qu’à la fin de 1962 : c’est que la tâche demandait que chaque étape comporte tout un programme organisé dans les détails, organisé et coordonné.
La première relation, publiée dans le « Bee World » en 1951, contenait un aperçu du but et de l’étendue de l’entreprise, et des détails sur ce que j’avais trouvé en France, Suisse, Autriche, Italie, Sicile et Allemagne.
La seconde relation, parue dans le « Bee World » en 1954, contenait ce que j’avais trouvé en Afrique du Nord, Israël, Jordanie, Syrie, à Chypre, en Grèce, en Yougoslavie — ou, plus précisément en Carinthie — et dans les Alpes de Ligurie.
La troisième relation, parue dans le « Bee World » de 1961, couvrait uniquement la Péninsule Ibérique. En automne 1954, je fis une courte visite en Turquie et aux îles Egées.
Un rapport sur « Les abeilles d’Asie Mineure » fut adressé au Congrès International d’Apiculture à Rome (Apimondia, le XVIIe) mais jusqu’ici un rapport détaillé du voyage en question n’avait pas été publié, on le trouvera ici. Un compte rendu sur les îles Egées a paru, en 1961, en allemand, dans la « Bienenpflege ». En juillet 1956, j’ai pu me rendre en Bosnie, Herzégovine, Monténégro et au plateau de Pest en Serbie. Les détails de ce voyage sont incorporés dans la présente relation en même temps que ceux relatifs à ma visite de la partie Nord-Est de la Serbie, le Banat.
Le complément de voyages, effectué en 1962, couvre le Maroc, la Turquie, la Grèce septentrionale, le Nord-Est de la Yougoslavie et enfin l’Egypte. J’ai quitté l’Angleterre pour le Maroc le 26 mars et, après avoir poussé jusqu’en Turquie et en Yougoslavie, je regagnai Buckfast le 28 juin, à temps pour aider aux travaux principaux de la saison. Le 2 octobre, je m’envolais de Londres vers Le Caire pour y revenir en janvier 1963.
Après traversée de Harwich à Hoek van Holland la nuit du 26 au 27 mars, j’empruntai de l’« Autobahn » depuis La Haye jusqu’en Allemagne méridionale pour, de là, par Lyon, Narbonne, Barcelone et la côte méditerranéenne gagner Gibraltar où j’attendis le Dr R.H. BARNES, mon compagnon de route bénévole au Maroc. Peu après minuit, j’entendis arriver son avion et nous nous retrouvâmes le lendemain matin au petit déjeuner. Quelques heures plus tard, nous étions en route pour Tanger.
En 1962, j’avais eu la ferme intention de visiter le Maroc, mais des difficultés diverses m’avaient empêché de pousser à l’ouest, dans le pays voisin. A posteriori, je me rends compte que cette remise était tombée fort à propos, car je n’aurais jamais pu faire mon travail à ma satisfaction dans les conditions qui régnaient à ce moment. Je ne portais guère d’intérêt à l’abeille indigène noire du Maroc, me rendant compte qu’elle ne pouvait différer matériellement de l’abeille indigène d’Algérie, A. mellifera intermissa. L’objet de ma visite au Maroc était avant tout d’obtenir une connaissance plus précise de l’abeille saharienne de son habitat. Sous ce rapport, M. Paul HACCOUR, de Sidi-Yahia du Gharb, que j’avais rencontré aux Congrès de Rome et de Madrid, me fut d’une utilité extrême. M. HACCOUR (voir son article sur l’abeille saharienne : http://fundp.ac.be/~jvandyck/homage/artcl/haccour61.html), qui possède quelque 2000 colonies, est des plus fins commerçants en apiculture que j’aie eu le plaisir de rencontrer. En outre, il parle arabe et a toute une vie d’expérience dans les rapports avec la population indigène.
Si bien que notre première visite fut pour sa maison, une villa à quelque distance de Sidi-Yahia, ombragée d’eucalyptus, de mimosa, citronniers et de maintes autres espèces d’essences subtropicales. L’air était tout embaumé de l’odeur forte de la fleur d’oranger, en particulier tôt le matin avant que le soleil n’ait dissipé la forte humidité. A midi, le thermomètre marquait 32°C. Nous arrivions à la saison où la campagne se pare de sa flore la plus riche. Et des pluies exceptionnellement abondantes au cours des mois précédents avaient rendu la flore d’une luxuriance inusitée. Après deux jours dans ce paysage merveilleux, passés visiter quelques apiculteurs dans le voisinage, nous partions pour le désert en compagnie de M. et de Mme HACCOUR.
Notre route nous conduisit par delà l’Atlas septentrional, via le col du Zad. Ici, à quelque 2000 mètres, nous rejoignions des conditions hivernales et la neige nous entourait de partout: on nous dit en effet qu’une semaine plus tôt, nous n’aurions pas pu passer le col en voiture. Nous passâmes la nuit à Midelt, petit village des collines orientales de l’Atlas.
Au matin, tandis que nous approchions de la lisière du Sahara, le caractère de la végétation changeait et des palmiers-dattiers faisaient leur apparition par-ci par-là. Au lieu de la roche nue et de la pierraille, se dessinaient des dunes de sable. Bien avant midi, nous touchions le Tafilalet, un groupe d’oasis que M. HACCOUR considère comme le berceau de l’A. mellifera sahariensis.
BA 28(12) 1964 p316-317
Je pense que c’est Ph.J. BALDENSPERGER qui le premier attira l’attention sur cette race, en 1921. Il découvrit cette abeille à Figuig, l’oasis la plus à l’est du Maroc. Pour autant que l’indiquent nos connaissances actuelles, Figuig est aussi le point le plus à l’est où cette race puisse être rencontrée. On ne la trouve en tout cas pas dans les oasis mieux connues d’Algérie, telles Laghouat, Bou Saada, Biskra ou Ghardaia. Vers l’ouest, sa présence s’étend au moins aussi loin que Ouarzazate, comme nous pûmes nous en assurer nous-mêmes. Il y a lieu de se rendre compte de ce que cette race est retenue dans son expansion par deux grandes barrières naturelles : par la chaîne majestueuse des Monts de l’Atlas au nord-ouest, et par l’étendue infinie des sables à l’est et au sud. En outre, chacune des oasis diverses est pratiquement isolée des autres par des lieues de désert aride. Pour autant que j’aie pu m’en rendre compte, il n’y a guère ou pas de croisement possible d’un lieu à l’autre, la plupart du temps.
La question se pose. Comment cette race a-t-elle pris naissance ? Que l’abeille saharienne constitue une race distincte, distincte dans ses caractères externes et physiologiques, ne peut faire aucun doute. Nous savons qu’au travers de toute l’Afrique du Nord, de la Tripolitaine aux confins les plus méridionaux du Maroc riverains de l’Atlantique, l’abeille noire comme jais A. mellifera intermissa a une position maîtresse sans concurrence. Mais voilà qu’ici, coincées entre l’Atlas et le désert, nous trouvons dans un secteur relativement peu étendu, limité à la lisière du désert, des poches miniatures d’une race d’abeilles jaunes. Je ne puis croire un seul instant que cette « saharienne » ait pu au cours des temps résulter d’une évolution de l’intermissa. Il n’y a pas de similitude entre les deux races. M. HACCOUR est de l’opinion que des immigrants juifs auraient pu apporter ce type depuis le Proche Orient il y a plus de deux mille ans et qu’entre temps, les conditions locales auraient provoqué l’évolution en ce que nous qualifions maintenant de sahariensis. Pourtant toutes les races du Proche Orient me sont bien connues et je ne discerne que peu ou pas de ressemblance. Extérieurement, la sahariensis ressemble à l’Apis indica plus qu’à toute autre, mais la ressemblance ne va pas plus loin.
La pure sahariensis n’est pas jaune, la couleur pourrait le mieux être dite fauve clair. Mais il y a une gamme de variations fort étendue, et la couleur s’étend de façon diversifiée aux segments dorsaux. En raison de la teinte foncée et des fortes différences dans le marquage, la Saharienne attire bien moins que les races à couleurs plus éclatantes. Par la taille, cette abeille se place à mi-chemin entre la ligustica et la syriaca. Les reines aussi diffèrent de l’une à l’autre par la couleur allant du jaune clair au brun foncé, bien que jamais noire. Les faux-bourdons sont remarquablement uniformes et ont deux segments nettement colorés bronzé.
J’ai trouvé les reines pures modérément prolifiques. Les abeilles sont relativement douces, bien que plutôt nerveuses, en particulier en période de sécheresse. Quand on ouvre une ruche, elles courent de-ci de-là, exactement comme le font les guêpes dont on dérange le nid. Elles prennent aussi l’air en grand nombre mais sans témoigner d’agressivité. Et lors des examens, elles tombent aussi facilement du rayon. Je ne connais pas d’abeille tenant aussi mal le cadre. A ce point de vue, l’abeille italienne se place à l’autre extrême : il faut la forcer pour la faire lâcher. Une autre caractéristique de la sahariensis est son vol rapide à partir de l’entrée de la colonie. Il n’y a pas la moindre flânerie quelconque, et Baldensperger, je crois, l’avait déjà noté. Il y a tendance à propoliser, mais sans excès. Les sahariensis pures ont souffert de lourdes pertes à Buckfast durant l’hiver rigoureux de 1962-63, mais les colonies ont survécu en bon état d’une façon surprenante et en restant fortes. Celles ayant des reines métissées au premier degré hivernèrent magnifiquement à tous points de vue.
Un métissage au premier degré de reines sahariennes avec nos faux-bourdons s’est révélée éminemment prolifique — en fait l’hybridation la plus prolifique jamais réalisée jusqu’ici à nos ruchers. En outre, le couvain est magnifiquement compact et — chose particulièrement remarquable dans une première hybridation — peu ou prou d’élevage de mâles. Cette caractéristique s’est manifestée dans toutes les colonies pourvues d’une reine de première hybridation de ce type. Je considère ce fait comme une qualité désirable au plus haut point, étant donné que la plupart des métis ont tendance à élever des mâles à l’excès, et certains croisements endommagent invariablement un jeu de rayons ou de cires gaufrées dans une mesure telle que leur utilisation ultérieure devient antiéconomique. Bien que la sahariensis pure ait la réputation d’être encline à l’essaimage, je n’ai pas constaté qu’il en aille de même pour de premièrs métis. Il est prématuré de donner un avis sur la capacité de rendement en nectar récolté et sur le butinage en général de ces hybrides, vu que l’été 1962 fut un fiasco complet dans le sud-ouest Devon. De fait ce fut la pire saison de mes quarante-neuf ans d’apiculture. Je dirai cependant ceci : l’abeille saharienne, croisée convenablement, a de grandes possibilités. Par contre la pure sahariensis a peu de chances de se révéler de quelque valeur à l’apiculteur.
On revendique pour cette race nombre de qualités, comme la langue qui est exceptionnellement longue, sa puissance de vol qui est supérieure et aussi sa capacité comme butineuse. Du côté langue on sera fixé dès que l’on sera en possession de données biométriques précises. La sahariensis est sans aucun doute une abeille exceptionnellement active, mais je ne pourrais dire si son aire de vol est aussi vaste que ce qui a été supposé. Des preuves pourraient être fournies plus tard à l’appui, sur des bases auxquelles on pourrait se fier. Compte tenu du milieu dans son habitat natal, les suppositions qui ont cours auraient des chances de se révéler correctes.
Parmi les premières choses qui m’aient frappé à mon arrivée à Erfoud, ville principale du Tafilalet, fut l’état froissé et fané des palmiers. D’aspect flétri et sans vie, ils n’avaient rien de ce vert profond qu’on associe généralement au feuillage de la palme, et que j’avais vu dans les oasis algériennes et dans d’autres régions du monde. Il y avait là une indication quant au climat et au milieu où l’abeille saharienne passe sa vie. Ici, aux confins du Grand Atlas et du Sahara, la température varie, allant de fort près du zéro en hiver jusqu’aux environs de 50°C au cours de périodes torrides de l’été. Dans toutes les régions désertiques, l’écart de température entre jour et nuit est fort marqué, mais ici, semble-t-il, plus que partout ailleurs.
A part quelques fleurs du désert, les sources principales de nectar sont le palmier-dattier, l’eucalyptus, le citronnier, la luzerne et divers légumes. Ceux-ci sont cultivés en petits lopins de terre parmi les palmiers. Des visites de colonies auxquelles j’ai pu procéder, il ressort que la lutte pour l’existence est ici des plus acharnée. Là où aurait pu se trouver une colonie en activité, que de fois n’avons-nous trouvé qu’une ruche vide avec des restants de rayon ! Le nombre de colonies, dans les oasis diverses visitées, peut se dire, au mieux, réduit. Par suite, il n’est pas surprenant que les apiculteurs locaux ne se dessaisissent pas volontiers d’une reine et moins encore d’une colonie entière.
Ma carte Michelin de 1950 renseigne la plupart des régions que nous traversions comme « zones d’insécurité », et l’apiculture moderne n’a pas eu le temps de pénétrer en ces lieux reculés ; (nous ne sommes tombés que sur une ruche moderne, dans les jardins du gouverneur de Goulmina). Suivant la coutume, on tient les abeilles dans des anfractuosités des maisons ou des murs de jardin. Et ces trous ne sont guère spacieux : larges de 50 cm, hauts de 20 et profonds de 25 cm environ, on y accède en enlevant un couvercle de bois en une ou plusieurs pièces, fixé au moyen d’argile.
Lorsque le trou est dans le mur d’une maison, on y a accès depuis l’intérieur de la maison ou de la pièce. Et c’est cela la façon la plus répandue de pratiquer l’apiculture dans ces régions reculées. Néanmoins, à Goulmina, dans les jardins du gouverneur, j’ai noté un certain nombre de constructions spéciales en argile, de dimension et de forme particulières. Les entrées étaient pourvues d’un dispositif contre les maraudeurs - une planche carrée d’une vingtaine de cm de côté, avec des trous forés de façon à permettre le passage d’une seule abeille. Il semble que ceci soit une précaution nécessaire, bien que tant que je fus sur place, je n’aie pas constaté la présence d’aucun des nombreux ennemis des abeilles existant en d’autres régions de l’Afrique du Nord, sauf la fausse-teigne.
Dans le désert algérien, je n’avais pas observé une disette d’abeilles comparable. A Laghouat, par exemple, une oasis pas plus étendue que celles visitées au Maroc, il y avait au moins 50 colonies de telliennes noires, évidemment. A vrai dire, il n’y a pas d’apiculture à proprement parler dans les oasis du Maroc : on loge les abeilles et les laisse ensuite à elles-mêmes. Maintenant que j’ai quelque expérience de la Saharienne en Angleterre, je ne puis attribuer la rareté des abeilles dans son habitat d’origine qu’à une combinaison de circonstances exceptionnellement adverses; au point qu’on peut se demander, en fait, comment cette race a pu s’établir dans de pareilles conditions et survivre jusqu’à nos jours.
Nous ne pûmes inclure dans notre tour les oasis à l’est de Tafilalet, mais poussâmes à l’ouest depuis Ksar-es-Souk jusqu’à Ouarzazate. Nous pouvons dire que l’habitat de la sahariensis s’étend de Figuig à Ouarzazate, mais ses limites effectives à l’est et à l’ouest de ces points demeurent indéterminées.
D’Ouarzazate, nous traversâmes l’Atlas méridional par le col de Tichka (environ 2 500 m) en longeant sur notre gauche le Dj. Toubkal, la plus haute montagne de l’Afrique du Nord (env. 4 500 m). Tout au long de notre route se succédaient des pics enneigés. Puis nous fûmes nous-mêmes dans la neige, mais pas pour longtemps : encore quelque 130 km et nous atteignions Marrakech, d’où nous repartions sur nos pas de nouveau en direction Nord.
Le but principal de ma visite au Maroc était d’acquérir de première main la connaissance de l’abeille saharienne et de son habitat, mais j’en ai profité aussi pour approfondir ce que je savais de l’abeille noire africaine qu’on trouve dans les régions à l’ouest de l’Atlas. Il apparut bientôt clairement que les colonisateurs français avaient en leur temps importé des reines d’Italie, voire d’Amérique. Même au sud de Marrakech, pouvaient être notés les signes de ces importations. En général, l’abeille noire indigène ne diffère pas matériellement de la tellienne telle qu’on la trouve en Algérie, à ce point près que leur humeur, déjà bien mauvaise en Algérie, se mue ici en une férocité sauvage. A cela j’ai rencontré une exception à Petitjean, dans un rucher à l’écart d’environ 300 colonies appartenant à une famille berbère. Ses abeilles ressemblaient davantage d’aspect externe à la carinthienne, et on pouvait la traiter avec une relative impunité. Si ces colonies avaient été dans des ruches modernes appartenant à des Européens, ou à peu de distance d’un village ou d’une ville, j’en aurais conclu que ceci était le résultat d’une importation. Mais, le rucher se trouvait loin de toute habitation ; les propriétaires vivaient dans des tentes, à la bédouine ; les ruches étaient confectionnées de matière tressée et se trouvaient à l’abandon dans la mauvaise herbe et les fourrés. Et pour compléter ce tableau primitif, on avait suspendu le crâne de quelque animal pour conjurer le mauvais sort.
Notre trajet de Marrakech vers le Nord nous fit traverser presque toute la longueur du Maroc. Par suite des chutes de pluie exceptionnelles de l’hiver précédent, le pays était une orgie de couleur. Peu après avoir quitté Marrakech et les dernières palmeraies, nous nous enfonçâmes dans un véritable océan de jaune s’étendant à perte de vue, apparemment de moutarde commune (Brassica campestris). Un peu plus loin, ce furent de larges plaques de coriandre (Coriander sativum), cultivée pour son fruit. Les abeilles travaillaient à plein sur cette dernière. Puis de vastes surfaces de soucis d’Afrique se montrèrent. La plus grande partie de la moitié nord du Maroc occidental à l’ouest de l’Atlas était comme un vaste parterre de fleurs, avec une température de serre et une humidité correspondante. Ce que je puis en dire, c’est que cette région doit présenter de grandes possibilités pour un apiculteur entreprenant.
Le Dr BARNES et moi-même dûmes prendre congé le lendemain de notre retour à Sidi-Yahia. Nos hôtes eurent la gentillesse de nous accompagner jusqu’à Larache où je prélevai les derniers échantillons d’abeille noire marocaine à une station agricole voisine. Nous y prîmes congé de M. et Mme HACCOUR. Sans leur aide, jamais je n’aurais pu réaliser cette partie de mes recherches et, je m’en rends compte maintenant, j’aurais raté la possibilité de me procurer une masse de renseignements extrêmement précieux ainsi que du matériel d’élevage susceptible de se révéler, en temps utile, de toute première importance économique. Je tiens donc à exprimer à mes hôtes toute ma reconnaissance pour l’aide qu’ils m’ont prêtée.
De Gibraltar, le Dr BARNES rejoignait l’Angleterre tandis que je gagnais Barcelone par la route pour y prendre le bateau pour Istanbul le 7 avril.
BA 29(1-2) 1965 p5-10
Tandis qu’à l’aube du 23 avril, le « Karadeniz » franchissait les Dardanelles, mes pensées se reportaient à la première grande guerre. Les hauteurs sur la gauche, pour lesquelles on se battit si furieusement, étaient couvertes de fleurs printanières sous la chaude caresse du soleil levant. Le continent à ma droite, je le savais, est considéré comme une des régions les plus favorisées d’Asie Mineure pour l’apiculture.
Comme dit plus haut, j’avais visité une première fois la Turquie en 1954. Alors, j’étais arrivé par la route, traversant la Yougoslavie et la Grèce septentrionale. Il y a 8 ans, la route Istanbul Ankara n’était que pierrailles, la plupart du temps, en bonne partie bien médiocre. A ma vive satisfaction, je trouvai cette fois tout le long du trajet une route automobile excellente.
Lors de ma première visite, je me rendais à Ankara passablement incertain de ce que j’y trouverais. Je savais qu’au Sud du Taunus, je rencontrerais l’influence de l’abeille syrienne et celle de la Caucasienne loin à l’Est. Mais je n’avais aucune idée de ce qui m’attendrait dans le reste de la Turquie. Deux ans plus tôt, étant en Israël, j’avais entendu parler d’un livre : « Etude sur les abeilles et l’apiculture en Turquie », par feu le Prof. F.S. BODENHEIMER, qui avait résidé quelque temps à Ankara. Le livre avait paru en 1942 ; toutefois je ne parvins qu’en août 1958 à en obtenir un exemplaire en prêt, puis, un peu plus tard, le professeur BODENHEIMER m’en faisait tenir un exemplaire. Mais il est certainement fort heureux que je n’aie pas eu ce livre avant 1954, sans quoi j’aurais fort bien pu biffer l’Asie Mineure de mon programme de recherches en la considérant comme dénuée d’importance pratique. Il y a dans ce livre maints détails intéressants relatifs aux ruches primitives et aux méthodes apicoles. Le chapitre sur les races contient des données biométriques et des tentatives de généralisation. Les points de première importance à mon point de vue, à savoir les caractères physiologiques et les qualités de portée économique, ne sont pas discutés. Quelques-uns sont effleurés indirectement, par exemple des comptages de populations de colonies faits aux environs d’Ankara, mais il en ressort malheureusement l’impression que l’abeille d’Anatolie Centrale serait moins prolifique que toute race connue et, en tout état de cause, sans valeur économique.
Le premier trajet en Asie Mineure couvrait le territoire compris entre Ankara, Sivas, Erzincan, Bayburt, Trébizonde, Samsun, Sinop, Kastamonu et, vers l’ouest, jusqu’au sud, à Eskesehir et Bursa : en somme, la moitié nord de la Turquie. Le voyage de 1962 se déroula dans la moitié sud, incluses les régions les plus importantes visitées en 1954, mais non comprise la région militaire orientale. Ce dernier fait, fort regrettable à plus d’un point de vue, peut avoir été une chance, à le considérer après coup : les routes en Turquie, surtout dans les régions reculées, sont inimaginablement mauvaises, et ce que je suis parvenu à en parcourir aurait eu raison de l’endurance de n’importe quel chauffeur. A l’est et au nord-est d’Anakra, cela devenait quasi impossible en 1962 : le sol n’avait pas encore séché en mai et le risque de rester embourbé et sans secours était constamment présent. Les cours d’eau débordaient encore et il fallait les passer à gué sans savoir si la profondeur le permettrait. Le souvenir de ces transes et de ces expériences me hantera encore longtemps. Toutefois de grandes améliorations sont en cours, inclus la construction de routes axiales.
Suivant l’« Encyclopedia Britannica », l’Asie Mineure comprend la Turquie proprement dite, l’Arménie, Chypre et la totalité de la péninsule d’Arabie. Cependant, pour cette fois, mes recherches se limitèrent à ce qui est considéré communément comme l’Asie Mineure, soit la région délimitée par la frontière de la Turquie moderne, à l’est du Bosphore et des Dardanelles : pas loin de 500 mille km2 ; 14 500 km d’est en ouest et 3 800 km du nord au sud. Ce n’est pas un territoire énorme, mais un certain nombre de races distinctes y ont leur habitat. Ceci peut surprendre aussi longtemps qu’on ignore la topographie et les différences climatiques du pays.
L’Anatolie est entourée de chaînes montagneuses au nord, à l’est et au sud. Une chaîne de moindre importance court depuis les éperons ouest de la chaîne Pontique jusqu’au Taurus de Lycie, fermant le cercle. La chaîne ouest, bien qu’atteignant en quelques points des pointes approchant des 2 500 m, s’abaisse vers la mer Egée et la mer de Marmara. A l’extrémité est, l’inverse se produit, le sommet le plus élevé étant, à l’altitude de plus de 4 000 m, le mont Ararat — où, suivant la tradition, Noé posa son arche. Encerclée par ces montagnes, nous avons l’Anatolie Centrale, une steppe à un millier de mètres d’altitude.
Le long des côtes, d’Alexandrette aux Dardanelles, le climat est méditerranéen : hivers pluvieux et étés secs. Le littoral Nord, du Bosphore à Batoum, reçoit des pluies abondantes toute l’année, plus fortes à mesure qu’on approche du Caucase. Près de la frontière soviétique la moyenne des précipitations atteint 250 mm. Je me souviens fort bien que la nuit de mon arrivée à Trébizonde en 1954, à fin août, il pleuvait aussi abondamment que dans notre Sud Devon anglais. En Turquie orientale, anciennement l’Arménie, il pleut sensiblement moins, mais les hivers sont durs et prolongés. En août 1954, me trouvant à Erzincan, je pouvais voir de la neige de l’hiver précédent, restée sur les hauteurs avoisinantes.
L’Anatolie Centrale a des étés chauds et secs et des hivers rudes, avec jusqu’à 43 degrés sous zéro à Ankara. La pluie est rare, en moyenne 330 mm annuellement, ou moins. Les pluies tout au long de l’année, comme sur la côte de la Mer Noire, on ne les connaît pas en Anatolie Centrale où le peu qui tombe le fait principalement en hiver et au printemps. Durant la majeure partie de l’été, cette partie de l’Asie Mineure offre le spectacle d’un désert comparable à celui de l’Arabie pourtant distant de centaines de kilomètres au sud-est. L’immense lac salé de Tuz-Gölö, au cœur de ce plateau, ne fait que souligner l’aridité de l’Anatolie Centrale.
Dans les plaines semi-tropicales et dans les vallées abritées de Cilicie et d’Antalya, l’eucalyptus, l’oranger, le citronnier, le palmier-dattier et le cotonnier constituent les principales sources de nectar. On trouve diverses variétés de trèfle dans les riches pâturages sur les versants sud du Taurus. Dans les régions plus hautes, chêne et sapin donnent du miellat, et la flore alpine du nectar. Le long de la côte de la Mer Noire, la végétation offre beaucoup plus de variété et de richesse que le long de la Méditerranée, en raison de pluies plus abondantes et régulières, bien que, depuis le promontoire du Sinope en allant vers l’est, cela se dégrade, les pluies se faisant plus rares à mesure qu’on approche du Bosphore. Presque tout contre le Sinope, vers l’est, entre Gerze et Alçam, se trouve une vaste étendue de jungle, d’une richesse végétale que je n’ai rencontrée nulle part ailleurs au cours de mes voyages. Les meilleurs tabacs du monde viennent de la région entre Bafra et Samsun. A l’est de Samsun, ce ne sont partout qu’oliviers et citronniers, et à l’est de Trébisonde le thé est largement cultivé. Les coteaux derrière les plaines du littoral se parent de forêts de pins et de sapins, de cèdres, de chênes et de hêtres. Sur les versants face au nord, poussent communément diverses éricacées, dont Erica arborea et de la bruyère. Il y a aussi ici du Rhododendron ponticum et du R. luteum, dont provient le miel empoisonné.
La végétation de l’Anatolie occidentale rappelle davantage celle de l’Europe méridionale. La région au sud-ouest d’Izmit est un des plus beaux vergers du monde. Bien que réputée surtout pour ses figues et ses raisins, nombre d’autres fruits de nombreuses espèces y prospèrent à la perfection. C’est aussi la contrée d’Asie Mineure la plus favorable à l’apiculture. L’Anatolie Centrale, pour sa part, est à l’autre extrême : le printemps y éclate d’un coup, avec une profusion éphémère de végétation, mais au milieu de l’été tout a dépéri et le pays devient aride, brun et brûlé. Il n’y a presque pas d’arbres dans cette partie de la Turquie, sauf autour des habitations. Les villages et les villes de cette haute steppe font penser en été à des oasis, mais en place de palmiers, ce sont de puissants peupliers qui s’élancent vers le ciel. Comme on pouvait s’y attendre, la miellée dans ces régions est brève mais abondante, suivie de 3 ou 4 mois de chaleur, de sécheresse et de stérilité jusqu’au retour de l’hiver. Lors de l’épanouissement printanier, la nature se parait de nombre de fleurs qui m’étaient inconnues. Néanmoins, à en juger par le miel récolté et par la végétation, je conclus que les sources principales de nectar sont différentes espèces de chardons.
A l’est du Plateau Central, en direction des hauteurs de l’Arménie, le relief s’élève constamment, l’abondance des pluies s’accentuant parallèlement, de même que la rudesse du climat. La végétation évolue en conséquence, graduellement : passé Sivas, des pâturages verts se trouvent même sur la fin de l’été. Le miel, ici, est semblable à celui provenant en Angleterre du trèfle blanc, sauf que sa densité est plus forte. A Baiburt, à 1500 mètres, la végétation apparaît pauvre et maigre, ce qui n’empêcha pas que je tombe sur des ruches modernes avec deux hausses Langstroth bourrées de miel. Kars, à deux pas de la frontière soviétique, a la réputation d’être un des villages ayant la meilleure production de miel, mais ici, tout comme dans nombre de régions à grandes forêts, il provient principalement de miellat.
On connaît de longue date l’Asie Mineure pour son miel empoisonné, provenant du Rhododendron ponticum à fleur violette et de l’azalée jaune, plus correctement R. luteum. Ces deux arbustes croissent à l’état sauvage, en masse, uniquement le long de la côte turque de la Mer Noire, leur habitat d’origine. Les symptômes généraux d’empoisonnement sont des nausées, étourdissements, maux de tête, troubles visuels, cécité temporaire dont la gravité dépend de la sensibilité individuelle et de la quantité de poison ingérée. Récemment on a signalé des pertes d’abeilles dans des régions d’Ecosse abondamment fournies de rhododendrons, mais au cours de mes visites à la côte turque de la Mer Noire, jamais je n’ai entendu d’allusion à des pertes d’abeilles, de ce fait.
A l’Institut d’Apiculture d’Ankara, on m’a montré une liste de la flore nectarifère de Turquie. Elle comprenait des sources de miellée bien connues comme le tilleul, l’acacia et le noisetier (la Turquie est la source mondiale d’approvisionnement de noisettes !). Il m’est arrivé d’en trouver par-ci par-là, mais jamais en nombre suffisant pour constituer une source importante. Mes deux guides n’étaient pas familiarisés avec l’apiculture et à cela s’ajoutait le handicap de difficultés linguistiques. Quoi qu’il en soit, des informations recueillies, il résultait pour moi que la diversité de la flore offre de grandes possibilités à l’apiculteur en Asie Mineure.
La Turquie retire la majeure partie de ses revenus de l’agriculture. Elle constitue l’occupation de la majorité de ses habitants. Depuis fin de l’empire Ottoman un grand pas a été franchi en vue de relever toutes les branches de l’agriculture. Chaque vilayet a son directeur agricole ; nombreux sont ceux qui sont dotés d’un lycée où filles et garçons reçoivent un enseignement libre. Il est de pratique à peu près constante que ces collèges possèdent un vaste rucher moderne, car l’apiculture fait partie du programme. L’un d’eux était même équipé pour gaufrer la cire. Dans tout le pays se trouvent aussi des centres expérimentaux et d’élevage où un matériel de choix est mis à la disposition du fermier entreprenant, du producteur de fruits ou de volaille. L’apiculture est représentée dans la plupart de ces centres, mais le principal est l’Institut d’Apiculture déjà mentionné, le Türkiye Aracilik Enstitüsü, Uman Müdürlügü à Ankara. Une station d’élevage de reines y a été créée depuis ma visite en 1954, et, pour autant que je sache, c’est l’unique endroit où, en Turquie, l’élevage de reines se fait suivant les conceptions modernes.
Périodiquement le Ministère de l’Agriculture publie des statistiques comprenant le nombre de colonies en ruches modernes et en ruches primitives dans chaque vilayet, mais les chiffres ne peuvent pas être trop exacts. Il se produit de fortes fluctuations dans le nombre des colonies, fréquemment, par suite de sécheresse en Anatolie Centrale ou d’autres conditions exceptionnellement défavorables dans les régions orientales du pays. Il est généralement admis que le nombre moyen de colonies dépasse le million, dont la plupart en ruches primitives actuellement.
Dans aucun pays visité je n’ai rencontré une telle variété de ruches primitives. Dans la moitié nord de la Turquie, ou partout où abonde le bois, des ruches oblongues en bois (100×25×20 cm) sont généralement utilisées. Elles ont à l’arrière un couvercle détachable, ou plus souvent, une partie du dessus détachable en vue de récolter le miel en fin de saison. On trouve aussi des ruches faites d’un tronc, le cas échéant divisé en long et creusé au ciseau, dont on soulève la moitié supérieure pour prendre le miel. Dans la partie sud de l’Asie Mineure, des ruches cylindriques en matière tressée sont plus répandues mais j’en ai parfois rencontré aussi dans le Nord. Toutes ces ruches, à quelques exceptions près, sont utilisées en position horizontale. Je suis tombé sur des ruches sous abri ouvert empilées l’une sur l’autre mais il est plus fréquent de les tenir isolées. Près d’Isparta, j’ai vu des ruches tressées, à peu près de la grandeur et de la forme de nos cloches, mais pointues et couvertes d’argile. Occasionnellement se rencontrent quantité de modèles bizarres. L’utilisation de tuyaux en terre, généralisé en Syrie et dans les autres pays arabes, n’est pas répandue en Asie Mineure.
Des ruches modernes, la Langstroth, pour le modèle et les dimensions, est utilisée presque exclusivement, bien que j’aie rencontré à Aydin un rucher composé de ruches d’un modèle rare contenant douze rayons d’environ 25×25 cm, parallèles à l’entrée. Ces ruches adroitement construites et bien tenues indiquaient que l’apiculteur s’y entendait. Près de Trébizonde, à ma surprise, je tombai sur une de ces dernières lubies : une ruche dont les cadres se terminent en pointe telle qu’un inventeur français la prônait, il y a une quinzaine d’années. Je fus aussi fort surpris de la présence dans plusieurs lycées agronomiques, de ruches d’un modèle anglais à toit à pignon, entrée, planche de vol et pieds particuliers au modèle dont je me demande, sans en avoir trouvé l’explication, comment il a abouti en Asie Mineure.
La ruche moderne n’a pas pris en Turquie aussi rapidement qu’en beaucoup d’endroits du monde malgré les efforts acharnés en vue de son adoption généralisée. Il semble que les autorités, au départ, n’ont pas réalisé qu’une ruche moderne est sans valeur en l’absence de cire gaufrée et d’extracteur. Lors de ma première visite, j’avais vu beaucoup de matériel moderne à l’abandon. Là où cet équipement était utilisé, je me trouvais souvent en présence d’un enchevêtrement lamentable de rayons bâtis en tous sens par les abeilles. Un apiculteur, conscient de la nécessité de cires gaufrées, garnissait ses cadres de feuilles de cire obtenues vraisemblablement en coulant de la cire sur une dalle de pierre. Rien d’étonnant dans ces conditions qu’il ne se soit produit un retour aux méthodes primitives. Les vieux apiculteurs savaient comment conduire des ruches primitives et en tirer du miel. Néanmoins, lors de ma dernière visite, je constatai avec plaisir que toutes les ruches modernes étaient garnies de cire gaufrée. Partout, un grand progrès s’était manifesté au cours de ces huit années.
BA 29(4) 1965 p81-85
La péninsule d’Anatolie, nous l’avons vu, présente tous les types de variations topographiques. Le climat, de subtropical, passe à la haute steppe aride et à des conditions presque arctiques, le tout dans une aire relativement réduite. A des conditions aussi largement diverses on s’attendrait que corresponde une égale diversité d’abeilles indigènes, et c’est bien le cas, en effet. En attendant le résultat des études biométriques, basées sur les exemplaires qu’il nous a été possible de recueillir au cours de nos déplacements, et avant que soit possible un classement final, je puis indiquer en termes généraux les races trouvées et certaines de leurs qualités et caractères physiologiques.
Jusqu’ici, il n’y a pas eu en Asie Mineure d’importations tirant à conséquence. A l’Institut agronomique de Bursa on m’a dit qu’en son temps on avait importé un certain nombre de reines d’Italie mais que les reines d’origine étrangère donnaient une descendance agressive après fécondation par des faux-bourdons indigènes, en raison de quoi on arrêta les importations. En outre, vu que l’apiculture moderne n’est encore guère pratiquée couramment, on peut considérer que les abeilles recueillies n’ont pas été affectées de métissage et reflètent l’influence exercée par le milieu et les adaptations commandées par la Nature depuis des temps immémoriaux. L’apiculture pastorale, qui aurait pu jouer un rôle en la matière, n’est que peu pratiquée, sauf dans les secteurs ouest touchant la Mer Egée, là où se rencontre aussi la plus forte concentration de colonies.
A l’endroit le plus méridional de la Turquie, à Antakya — dans les temps anciens Antioche — l’abeille ne diffère pas de l’A mellifera syriaca. C’est vrai aussi à Gaziantep. Toutefois, à Mersin, bien que les abeilles soient toujours extrêmement agressives, elles me semblent plus grandes et prolifiques et loin d’être identiques dans leur aspect externe à la pure syriaca. Ces différences ont été confirmées lors des croisements faits à nos ruchers. Plus au Nord-Est, à Malatya, les différences (sauf pour la couleur) sont encore plus nettes. La couleur orange foncé se retrouve jusqu’à Erzincan, mais je n’ai pu établir jusqu’où cela se continue vers l’Est. On ne la trouve pas au Nord du Taurus. A Gümüsane, à quelque 80 km plein Nord d’Erzincan, nous aboutissons à une abeille noir pur qui me paraît distincte de la Caucasienne que nous connaissons déjà. Il peut sembler surprenant qu’à si courte distance d’Erzincan on trouve une race d’abeilles si différente d’aspect autant que de comportement. C’est que ces deux localités sont séparées par une haute barrière montagneuse que les abeilles sont incapables de franchir. A Beyburt, à 80 km à l’Est de Gümüsane, à 1500 m d’altitude en bordure du plateau arménien, je tombai sur ce qui me parut être des métis. Le long de la Mer Noire, l’abeille foncée va jusqu’à Samsun. La répartition à l’Est de Trébizonde reste à déterminer. Nous avons actuellement à nos ruchers quelques premières hybrides de cette race Pontique noire et les trouvons prolifiques, laborieuses à la récolte mais trop enclines à essaimer. Ce croisement est différent en de nombreux points de tout ce que nous avons expérimenté jusqu’ici en fait de premières hybrides caucasiennes.
En ce moment nous avons à l’examen et à l’épreuve des reines pures et des premières métis provenant d’endroits allant de Mersin, au sud, au Sinope, au nord; et de lieux tout à l’Est de l’Asie Mineure allant jusqu’à l’extrême Ouest, inclus le secteur européen de la Turquie. Mais jusqu’ici, ces observations n’ont porté que sur une saison et, malheureusement, sur une saison qui fut calamiteuse et faisait suite à l’hiver le plus rigoureux dans nos régions depuis 1740. Aussi n’a-t-il pas été possible, en dehors du caractère, de la fécondité, de la tendance à essaimer, de la dérive, du bon hivernage et de quelques autres caractéristiques, de se former une opinion sur leur capacité relative de récolte. Par contre, on ne pouvait rêver mieux pour mettre à l’épreuve la capacité de survie hivernale de ces races et croisements. A quelques exceptions près, les abeilles d’Asie Mineure ont suprêmement bien subi le test, tant les pures que les croisées.
Bien qu’il n’ait pas encore été possible de déterminer la valeur économique de nos importations de 1962, les éléments de preuve rassemblés portent à considérer que nous ne trouverons pas une abeille supérieure à celle d’Anatolie Centrale. Comme nos premières importations remontent à 1955, j’ai pu me faire là-dessus une opinion passablement étançonnée.
Depuis qu’elle a commencé à exister, l’abeille a dû s’adapter à son entourage immédiat ou périr. L’abeille indigène, de quelque région qu’elle soit, est empreinte de la réflexion sur son caractère des qualités nécessaires à sa survie dans la région en question. De cela il n’est sans doute pas d’exemple plus classique que celui de l’abeille indigène d’Anatolie Centrale, l’A. mellifera anatolica.
J’ai déjà donné une idée du climat exceptionnel de la haute steppe d’Anatolie Centrale. Celui-ci, à son tour, marque de son empreinte la flore dont l’abeille dépend pour son existence. Sur les hauteurs de l’Arménie, les hivers sont reconnus moins rudes et plus longs, mais les conditions générales sont moins cruelles qu’en Anatolie Centrale, en fait les pires de toute l’Asie Mineure.
L’abeille d’Anatolie Centrale ne paie pas de mine. Petite, ressemblant par la taille à la Cypriote, elle n’a ni l’éclat ni l’uniformité de couleur de celle-ci. Sa couleur peut le mieux se décrire orange brouillé tournant au brun sur les segments postérieurs tant dorsaux que ventraux. Le scutellum est généralement orange foncé. Les reines présentent un rebord foncé en forme de croissant à chaque segment dorsal — une caractéristique commune à toutes les races orientales. Mais ici elles sont brun noir, et en place de jaune ou d’orange clair nous avons chez elles un orange foncé. Mais sous cet extérieur sombre, sont cachées des qualités économiques d’une valeur incomparable.
L’abeille anatolienne se porte aux extrêmes, tant dans ses qualités que dans ses défauts. Par bonheur ses caractéristiques fâcheuses sont peu nombreuses, la plus sérieuse étant son penchant à édifier de folles bâtisses à tout propos et hors de propos. Cela ne tire guère à conséquence dans l’apiculture primitive avec cadres fixes, mais l’excès rend nuls et non avenus les avantages essentiels du mobilisme. En outre, l’anatolienne empire la situation en usant de propolis à profusion. Toutefois l’un et l’autre de ces défauts sont largement atténués, sinon éliminés lorsque les reines sont croisées avec une bonne lignée d’italiennes, voire de carnioliennes. Tout compte fait, ce n’est que lorsqu’il y a métissage convenable — au premier et au second degré — que la plupart des apiculteurs peuvent envisager de s’assurer les meilleurs rendements économiques de l’abeille anatolienne.
Quant aux qualités, je crois pouvoir déclarer en toute sincérité que l’anatolienne est incomparable, en tout cas en capacité de butinage, en frugalité et pour l’hivernage. Le croisement la rend extrêmement prolifique. A la mi-juin, la chambre à couvain d’une Dadant-Blatt aura généralement ses douze cadres pleins à bloc de couvain et de miel. Pourtant cette abeille n’exagérera pas son élevage hors de saison, comme tant de races ont tendance à le faire. Elle démarre lentement au printemps; elle ne s’efforcera pas exagérément de développer le nid de ponte avant le retour des beaux jours, mais ceux-ci venus, elle battra toute autre race.
Elle ne gaspillera pas de précieuses provisions en espoirs prématurés et inutiles par les temps variables et défavorables d’un début de printemps. Après la grande miellée et lors de disettes, elle s’arrangera de façon habile à gérer ses réserves de provisions et d’énergie. Je considère la frugalité de l’anatolienne, en particulier dans nos conditions incertaines de climat et de miellée, comme l’une de ses qualités économiques les plus précieuses, qualité qui fait si tristement défaut chez tant de nos lignées d’aujourd’hui, qui élèvent inconsidérément en période de disette. L’expérience a montré que l’anatolienne prend soin d’elle-même par temps de pénurie, de raté, alors que d’autres meurent de famine.
J’ai signalé la grande fécondité et la capacité d’élevage de cette race. Néanmoins je voudrais relever, que là où cela pourrait s’avérer désirable, on pourrait par sélection, développer une lignée qui s’accommoderait des dimensions d’un nid à couvain unique, aux dimensions standard anglaises. Bien que tellement prolifique après croisement, l’anatolienne ne s’adonne pas à l’essaimage, comme nous l’avons démontré expérimentalement. Elle a aussi fort bon caractère, supportant les manipulations avec le plus grand calme bien que réagissant vivement par temps froid et tard le soir. De plus, en fait d’humeur, il semble que, suivant les lignées, de fortes différences se présentent, ainsi que j’ai pu le constater moi-même en Turquie. Mais sous ce rapport l’anatolienne ne fait pas exception : à ma connaissance, il n’existe pas de race où ne se marque une différence d’une lignée à l’autre. Un croisement non approprié ou une fécondation laissée au hasard des rencontres de faux-bourdons provoquera de l’irascibilité chez presque n’importe quelle race ou lignée.
Comme signalé antérieurement, l’anatolienne est douée d’une capacité de travail inépuisable, une faculté qui lui permet de traduire ses autres qualités en valeurs concrètes. De fait, cette abeille personnifie le développement maximum de ce que toute race que j’ai étudiée peut avoir d’industrieux et de capacité à récolter. En outre, nous avons ici une abeille qui, non seulement fait merveille si la saison est bonne, mais aura un rendement exceptionnel si elle est médiocre ou mauvaise. Ceci tire davantage à conséquence et est pratiquement plus important qu’une performance brillante à l’occasion d’une saison réellement bonne. La capacité de tirer parti, même du plus mauvais été, a été clairement démontrée au cours de la saison désastreuse de 1963. D’autre part, au cours de la saison exceptionnellement bonne de 1959, alors que notre moyenne se trouva portée à 67,8 kg par colonie, les croisées anatoliennes dépassèrent nettement ce chiffre et comblèrent notre attente en tout point.
L’Anatolienne possède nombre de qualités et de caractéristiques qui effareraient qui n’est pas au courant des particularités de cette race. Par exemple, les reines anatoliennes mettront d’habitude une huitaine de plus à entrer en ponte après fécondation. Cette particularité n’a, semble-t-il, rien à voir avec le temps : le fait se produit même quand le temps est idéal à la fécondation. D’autre part, j’ai constaté que le quart des reines feront un service plein de quatre années sans perte dans leur énergie ni dans leur fécondité, même dans une colonie de production normale. Il est permis de présumer que cette longévité exceptionnelle — tout à fait remarquable compte tenu de la grande fécondité des reines — se transmettra dans une certaine mesure à leur progéniture d’ouvrières. La force extraordinaire de ces colonies, corrélative à la fécondité effective des reines, ne peut guère s’expliquer autrement.
Je voudrais une fois de plus mettre en relief ceci : on ne peut tabler sur l’Anatolienne pure pour l’obtention de performances maximum. Ce n’est que croisée convenablement que la race manifeste pleinement son potentiel économique. De surplus, comme jusqu’ici aucune sélection n’a été faite dans le pays d’origine, on ne peut se procurer d’emblée des reines des meilleures lignées. Mais sans aucun doute, en raison des grands progrès en train de s’accomplir en Turquie, les chances pourraient augmenter d’obtenir du matériel d’élevage sélectionné.
Tandis que j’avais la bonne fortune de découvrir en Anatolie centrale une race d’abeilles d’une valeur économique éminente, mes deux voyages en Asie furent accompagnés de vicissitudes et de difficultés sans nom. Je fus aussi contraint d’abréger mon programme de 1962 à la suite d’un accident. Tandis que je roulais aux abords du lac d’Egridir un pneu éclata — bien que j’eusse monté des pneus spécialement renforcés en vue de pareille éventualité. La voiture fut emportée au bas d’un haut talus et se renversa sur un tas de caillasses. Heureusement le dommage n’était que superficiel. Des secours arrivèrent ; la voiture fut ramenée sur la route et nous pûmes poursuivre jusqu’au prochain village. Pour une réparation plus complète, je dus attendre d’avoir atteint Salonique quelques semaines plus tard.
Je voudrais exprimer mes remerciements au Ministère de l’Agriculture pour son aide, ainsi qu’aux deux officiers M. Sevki AKALIN qui m’accompagna en 1954 et M. KARAMAN qui fit de même en 1962. Je souhaiterais également exprimer mes sincères remerciements à l’Ambassade Britannique, de même qu’à l’Ambassade d’Amérique pour l’aide précieuse fournie.
BA 29(6) 1965 p150-152
Après avoir terminé ma tâche en Asie Mineure, au mieux de mes possibilités, je poursuivis via Edirne et Kavalla vers Salonique. Je profitai de l’occasion pour reprendre l’exploration de la partie grecque de la Macédoine.
C’est en 1952 que j’avais expédié le premier lot de reines grecques en Angleterre. Grâce à l’American Farm Institute, je pus m’en procurer un nouvel assortiment en provenance de la péninsule de Chalcidique. Le premier contingent importé en 1952 nous avait donné des résultats extrêmement bons et, au cours des ans, mon appréciation du début touchant la valeur de cette race est restée vive. De fait, je la considère comme l’une des races les plus précieuses que nous ayons. Je fus donc enchanté d’avoir l’occasion de me refournir en matériel d’élevage.
En 1952, lors de mes recherches en Grèce et dans le Péloponnèse, j’y avais inclus une visite en Crète. Déjà alors, je m’étais rendu compte de ce que mon enquête n’aurait pas été complète si je n’explorais pas quelques-unes des îles Egées. La mer Egée comporte 483 îles et il était clair, d’emblée, que je ne pourrais en visiter que quelques-unes.
Mon premier objectif était l’île d’Ios, à peu près au centre d’un groupe connu sous le nom de Cyclades. Il paraissait bien probable que les abeilles des autres îles n’accuseraient pas de différence substantielle.
L’île d’Ios, environ 120 km2, compte environ 7000 habitants. Lors de ma visite, la population, en abeilles, représentait quelque 3000 colonies, dont 550 en ruches modernes. Ios est très montagneux, et toutes les ruches étaient à la bruyère, sur les hauteurs. Comme il n’y a pas de routes, il nous fallut enfourcher bourricots ou mulets, seul moyen de transport, une façon lente et pénible de se déplacer. C’est cependant ainsi que sont véhiculées les ruches, tant modernes que primitives. Un mulet porte quatre ruches primitives ; l’apiculteur déambulant derrière, à pied, avec une ruche sur l’épaule et une autre ficelée au dos. Ces pauvres gens des îles ne regardent pas à l’effort, et on n’imaginerait pas un mode de transport plus ardu.
Notre groupe se composait de neuf personnes et, presque tout le long du trajet, il nous fallut aller en file indienne sur nos montures sur la piste traîtresse. Au lever du jour, je notai d’abord une végétation subtropicale très variée, puis plus haut, ce fut de plus en plus de la bruyère. Bien que l’Erica verticillata fût fort répandue, je pus observer d’autres variétés que je ne connaissais pas jusque là. Graduellement nous repérions de-ci de-là un groupe de ruches, abritées dans un creux ou qu’une anfractuosité de roc masquait du vent, sans que jamais il n’y en eût plus de 10 à 20 ensemble.
Les abeilles, ici, appartiennent à la même race que celle de Grèce continentale. Fort curieusement, je pus observer le même phénomène constaté en Crète, à savoir, à l’occasion, une colonie dotée d’une propension à piquer à l’égal de celles de certaines races d’Orient. La majorité des colonies avait bon caractère à tout point de vue, autant que celles du continent, chez qui je n’avais jamais rencontré d’exemple de cette irritabilité extrême. Ces manifestations isolées du pire caractère s’expliquent difficilement, vu qu’aucun signe n’autorisait à l’attribuer à une importation du Proche Orient.
Au retour, je ne m’arrêtai à Athènes que brièvement, jusqu’à ce que le Ministère de l’Agriculture ait fait le nécessaire en vue de ma visite à Samos. Cette île est célèbre à plus d’un titre, peut-être surtout pour son muscat. Très fertile, elle s’étend sur quelque 460 km2 et compte 67 500 habitants, elle possède 4855 colonies d’abeilles, dont 3480 en ruches primitives. L’île suivante par ordre de grandeur, Ikaria, bien que de moitié plus petite, possède 8240 colonies, d’après les chiffres que me fournit le Directeur de l’Agriculture lors de ma visite. Tant Samos qu’Ikaria sont sous juridiction du Directeur de Vathy Samos.
Sur la base de ces données, la densité en colonies à Ikaria est de plus de 35 colonies par km2, probablement la plus forte qui existe au monde. Thasos, au nord de l’Egée, plus grande d’un tiers, possède 10 000 colonies et est souvent appelée l’île aux abeilles. Dans l’une et l’autre île, le miel, principalement de miellat provient d’un pin, Pinus halepensis. Néanmoins à Ikaria, Erica verticillata intervient à peu près dans la même mesure. Pour autant que j’aie pu m’en assurer, Ikaria et Thasos, avec la Chalcidique, cette péninsule à la côte Nord de l’Egée, sont les centres les plus importants de l’apiculture en Grèce, et les régions où la production de miel constitue le seul gagne-pain de nombreux apiculteurs.
Les abeilles de Samos et d’Ikaria paraissent être de race anatolienne occidentale. A peine 1,5 km sépare le point le plus rapproché de Samos du littoral d’Asie Mineure, et moins de 20 km séparent Samos d’Ikaria.
Quand donc je quittai la grand-route, mes pensées étaient tournées vers le passé. Mais avant d’arriver à Philippi, mon attention fut attirée par un immense entassement de ruches tressées, une superposition de couches alignées. J’en comptai 400, mais il y en avait bien plus. Leur disposition régulière témoignait du savoir-faire d’un apiculteur fier de son état. Les ruches étaient toutes du même modèle et d’une capacité énorme. Ce rucher était l’œuvre d’un apiculteur particulièrement compétent disposant d’abeilles prolifiques au-delà de la normale.
Capacité mise à part, ces ruches présentaient une autre particularité : les éléments verticaux des corbeilles tressées, dépassaient de 5 bons cm dans le bas, permettant ainsi aux abeilles d’entrer et de sortir ad libitum dans n’importe quelle direction, fournissant en outre une ventilation dépassant de loin ce qui est généralement jugé nécessaire. La chose était d’autant plus frappante qu’habituellement les apiculteurs, en Grèce, tiennent l’entrée de leurs ruches bien plus étroite que nous ne le faisons généralement ici en Angleterre.
J’appris que ces ruches venaient de l’île de Thasos. On les amenait ici à cette saison de l’année où il n’y avait rien à récolter dans l’île, alors qu’il y avait de quoi trouver sa subsistance sur le Continent. La grande quantité de ruches sur un seul emplacement, leur excellent état et la capacité exceptionnelle étaient suggestives de la nature des abeilles et de l’apiculture — dans cette île : j’étais informé maintenant là-dessus.
Ces détails permettent d’apprécier combien l’apiculture, dans les îles de l’Egée, constitue un facteur économique de première importance. Bien que, dans certaines îles, les abeilles, en somme, ne présentent pas de valeur particulière en vue de l’élevage, leur valeur économique et de production ne fait pas de doute. Nul ne pourrait trouver son gagne-pain avec des abeilles de qualité inférieure, avant tout ici où l’apiculture primitive est la règle plutôt que l’exception.
BA 29(10) 1965 p241-243
Il est généralement reconnu que les formes les plus typiques de A. mellifera carnica se trouvent en Haute Carinthie et dans les deux provinces joignantes de Carinthie et de Styrie. Dans les pays de langue anglaise, cette race est communément dite carniolienne du fait que les premières importations, jusqu’à 1940, provenaient de la Haute Carniole. Cependant la distribution géographique de la race dépasse largement les trois provinces citées et, comme nous le savons maintenant, s’étend à toute la Yougoslavie, la Hongrie, la Roumanie, la Bulgarie et la plus grande partie de l’Autriche. Mais on manque de détails précis. L’abeille grecque, A. mellifera cecropia, est sans aucun doute une sous variété de la carnica. D’aspect, les deux races ne diffèrent pas, mais il y a divergence marquée dans leurs caractères physiologiques. Pour autant que j’aie pu m’en assurer, les abeilles du Nord de la Grèce, surtout celles de la péninsule de Chalcidique et de la bande étroite entre l’Egée et la chaîne du Rhodope comprenant la Thrace tant grecque que turque, doivent leur supériorité à une influence dépendant de l’abeille anatolienne. Jusqu’où l’influence anatolienne va en Bulgarie, dans la plaine de la Maritza, nous ne le savons pas. Il y a forcément des variations importantes plus nous nous éloignons des centres principaux d’habitat de la carnica. En réalité, même dans les limites de la Yougoslavie des variations considérables peuvent être notées, bien qu’extérieurement les abeilles ne diffèrent que peu ou prou de la carnica dans l’acception générale.
Au cours d’une longue tournée en Bosnie, Herzégovine, Monténégro et en Serbie du sud-ouest, j’ai trouvé des abeilles de ces régions plus prolifiques et moins essaimeuses que la vraie carnica. Par contre, la tendance à propoliser est plus marquée, ainsi que, semble-t-il, celle à subir les atteintes du Nosema. Et même, ce dernier trait est si accusé que nous ne pourrions rien faire de ces lignées, chez nous, en Angleterre.
Il est fait état, ici et là dans la littérature apicole, d’une sous variété de la carnica trouvée dans le Banat — une région située là où convergent les frontières yougoslave, hongroise et roumaine. Cette abeille a attiré l’attention, il y a déjà plus d’un siècle. Néanmoins, à m’en référer à tout ce que j’ai été capable de déceler, cela se borne uniquement à des affirmations touchant l’existence de la dite race, tout détail relatif à ses caractéristiques et à sa valeur économique m’échappant jusqu’ici. Que cette abeille du Banat ait attiré l’attention il y a plus de cent ans paraissait justifier de plus amples investigations !
Le Banat, situé au sud-est de la frontière hongroise, actuelle, est compris entre le Danube au Sud, le Moros au Nord, la Theiss à l’Ouest et les Alpes de Transylvanie à l’Est. Il a cessé d’être une entité unique : un tiers est devenu yougoslave et le reste appartient à la Roumanie.
Souvent, j’avais entendu parler des vastes forêts d’acacias de cette région et tandis que je remontais au Nord depuis Skopje, mon regard ne rencontrait que robiniers en fleur. Si bien qu’en arrivant à Belgrade je ne fus pas surpris de découvrir que les ruches avaient été déménagées vers l’Est, aux frontières de la Roumanie. La route vers ces forêts avait de quoi désespérer tout automobiliste et, plus d’une fois, il parut que nos efforts pour arriver à notre but seraient vains. Il nous arrivait de passer des monticules de terre qui, jadis, marquèrent la limite entre les empires chrétien et musulman. Ces vastes forêts d’acacias sont localisées là où un sol pauvre, sablonneux, ne pourrait servir à rien de bien autrement. Marie-Thérèse en avait fait faire la plantation; c’était une des rares essences susceptibles d’y prospérer. Les apiculteurs, maintenant, bénéficient de l’aubaine qu’ils doivent à l’impératrice.
Dès notre arrivée, je pus examiner les ruches à loisir. Comme elles regorgeaient de miel, ce n’était pas facile, bien, que la remarquable docilité des abeilles permit de travailler sans voile. L’élevage avait été fortement restreint par l’abondance des rentrées et je ne pus noter aucun signe d’essaimage. Tout de suite une chose me frappa : l’abeille du Banat est beaucoup plus fortement colorée sur les trois premiers segments dorsaux que ce que j’avais jusqu’ici pu observer chez n’importe quelle lignée de carnica. La couleur n’est pas ce jaune clair de l’Italienne, mais un jaune tanné ou brun rouille que l’on a coutume d’associer à la race primaire. Toutefois, chez la vraie carnica, le brun rouille ne ressort qu’occasionnellement et jamais aussi marqué que chez la banate. Il y a du reste pas mal de diversité chez la banate et parfois la couleur pourrait se dire jaune. Le scutellum des ouvrières varie du jaune au brun; le pelage est brun clair et les tomenta gris avec une touche de jaune.
Nous ignorons l’origine de cette variété. Comme déjà mentionné, on disait la banate une race distincte, et ce bien avant que n’aient lieu sur une grande échelle des échanges de reines entre régions fort distantes l’une de l’autre. De fait la ruche moderne venait tout juste d’être inventée et jusque là tout échange de reines était pratiquement impossible. Les immigrants de Marie-Thérèse provenaient de parties de l’Europe où seule l’abeille noire était connue. Cette abeille semble avoir été, de quelque façon qu’on regarde les choses, une bizarrerie de la Nature, due au hasard qui a fait une combinaison où interviennent des facteurs constitutifs du façonnement génétique de la carnica. Ce sont ceux-ci qui se manifestent par spasmes dans la coloration brun rouille qui donne tant de souci aux éleveurs de notre temps, à la poursuite de l’uniformité parfaite. Le fait que cette abeille ait été capable d’affirmer et de maintenir son individualité distinctive au cœur même de l’habitat de cette autre race qui lui est apparentée, est certes un phénomène remarquable.
Couleur mise à part, nous n’avons pas d’information précise jusqu’ici touchant les caractères en quoi cette variété diffère de Banat mais le temps nous a manqué pour tirer des conclusions au sujet des mérites respectifs de cette sous variété et de la carnica que nous connaissons, l’une par rapport à l’autre.
Il me faut exprimer ma gratitude au président et au secrétaire de l’Association des Apiculteurs Yougoslaves, dont l’aide m’a permis de réaliser cette partie de mes recherches.
Quittant Belgrade pour l’Angleterre, j’y arrivai vers la fin de juin, à temps pour me permettre de participer aux principaux travaux de la saison. Me laissant du temps pour compléter les derniers préparatifs du voyage en Egypte, prévu pour l’automne.
Extrait de La Belgique Apicole, 28 & 29 1964-65 Avec leur permission. Original dans Deutsche Bienenzeitung et le Bee World |
[ Original in English ] [Retour à la Biblio] [ Premier voyage - 1951 ] [ Deuxième voyage - 1954 ] [ Troisième voyage - 1961 ] [ Conclusions des voyages - 1964 ] |
par le Frère ADAM, O.S.B. de l’Abbaye St Mary de Buckfast, Angleterre Traduction et adaptation française par Georges LEDENT Uccle, Belgique |